Le meilleur directeur de cabinet: avocat ou gestionnaire?

Qu’ont en commun Steve Jobs, Eric Schmidt, Carol Bartz et Guy Tremblay? Réponse: ils étaient tous à la tête d’organisations importantes au 1er janvier 2011 et ne le seront plus au 1er janvier 2012.

Tout d’abord, Carol Bartz a été congédiée au téléphone par le président du conseil d’administration de Yahoo et a subséquemment envoyé un courriel à tous les employés de l’entreprise pour leur annoncer comment le congédiement s’était fait. Ouch.

Ensuite, nous connaissons pas mal tous l’histoire de Jobs, le plus grand entrepreneur des temps modernes. Eric Schmidt, quant à lui, était PDG de Google, mais a été remplacé par Larry Page, un des fondateurs de l’entreprise qui voulait reprendre un peu plus de contrôle. Schmidt demeure cependant président du conseil de l’entreprise californienne.

Dans un autre ordre de grandeur, Guy Tremblay est co-associé directeur sortant du cabinet Heenan Blaikie. Il a fait un travail remarquable à travers les années, mais la roue continue de tourner et il faut éventuellement changer le leadership d’une organisation, surtout lorsque la personne à la tête a une valeur considérable à titre de praticien. Son remplaçant, Robert Bonhomme, devrait connaître tout autant de succès et nous le lui souhaitons.

Or, la nouvelle du changement de garde chez Heenan m’a amené à me questionner sur la raison poussant les avocats à toujours élire d’autres avocats à la tête des cabinets. Il est vrai qu’un juriste d’expérience connaît le marché juridique mieux que quelconque gestionnaire, aussi aguerri soit-il. Par contre, le titre d’associé-directeur d’un cabinet national amène des experts en droit à jouer à la fois dans les finances, la stratégie, le marketing et les ressources humaines d’organisations comptant plusieurs centaines d’employés et ayant un chiffre d’affaires dans les centaines de millions de dollars, le tout sans avoir les décennies d’expérience en gestion qu’ont les PDG de compagnies de cette importance.

Malgré le sens inné des affaires que peuvent avoir ces avocats, leur profession ne les a pas amener à utiliser les outils modernes qui sont à la disposition des gestionnaires d’aujourd’hui. À titre de référence, combien d’avocats savent à la fois comment construire et interpréter des régressions, des tableaux croisés dynamiques, des arbres de décisions avec probabilités et des cartes de perception? Je ne vois pas beaucoup de mains levées…

Je veux pousser mon analyse plus loin que ces quelques généralités, mais il existe très peu de données sur la gestion des cabinets de juristes. Cependant, un parallèle peut être tracé avec la gestion dans le monde hospitalier et j’ai fait quelques découvertes assez intéressantes sur ce milieu.

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Selon une étude effectuée en 2009, seulement 4% des 6500 établissements de santé aux États-Unis sont dirigés par des médecins, en baisse de 90% depuis 1935. La tendance est donc aux gestionnaires «purs». Or, pour cette même année, on a déterminé l’expérience passée des directeur-généraux des 100 meilleurs hôpitaux aux États-Unis, tel que déterminé par le U.S. News & World Report dans son classement annuel. Plus particulièrement, on s’est penché sur les établissements se spécialisant en cancérologie, hépato-gastro-entérologie, cardiologie et chirurgie cardiaque.

Voici les résultats:

  • parmi les 100 meilleurs hôpitaux en cancérologie: 51 sont dirigés par des médecins, incluant 33 dans le top 50, et seulement 49 par des gestionnaires;
  • parmi les 100 meilleurs hôpitaux en hépato-gastro-entérologie: 34 sont dirigés par des médecins;
  • parmi les 100 meilleurs hôpitaux en cardiologie et chirurgie cardiaque: 37 sont dirigés par des médecins.

Donc, 4% des hôpitaux sont dirigés par des médecins, mais les médecins sont à la tête de 34% à 51% des meilleurs hôpitaux aux États-Unis dans ces trois disciplines. Bonne moyenne!

On ne peut y voir une corrélation directe entre le succès dans la gestion hospitalière et la profession médicale puisque plusieurs facteurs peuvent expliquer ces statistiques. L’auteure de l’étude y dit même: «The findings do not prove that doctors make more effective leaders than professional managers», mais disons que c’est quand même assez intrigant. Le New York Times en résume les résultats ici, mais la journaliste va beaucoup trop loin dans ses conclusions puisque l’étude ne permet pas de tracer un lien aussi direct.

Bien entendu, le Québec et le Canada sont différents des États-Unis, mais un gestionnaire reste un gestionnaire et un médecin reste un médecin pour les fins de notre analyse.

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Je retiens deux choses de cette étude:

  1. les hôpitaux gérés par des médecins performent plutôt bien au niveau des soins offerts aux patients. Donc, des gestionnaires de carrière ne performent pas nécessairement mieux que des professionnels qui connaissent le milieu;
  2. le nombre croissant de gestionnaires indique que de plus en plus de gens leur font confiance dans le milieu hospitalier américain en raison de la pertinence de leur formation pour des entreprises privées, peu importe le domaine.

Donc, pourquoi reconnaît-on les qualités des gestionnaires si leurs hôpitaux n’offrent pas nécessairement de meilleurs soins aux patients? Je ne suis pas spécialiste sur la question, mais je crois qu’il est tout à fait plausible de stipuler que c’est parce que le bottom line est tout aussi important dans les hôpitaux américains. Les hôpitaux doivent être rentables, et on juge que les gens les plus compétents pour les garder ainsi sont les gestionnaires.

C’est donc ici que je veux tracer le parallèle avec les bureaux d’avocats. Un habile gestionnaire mettra en oeuvre sa vision pour le cabinet tout en améliorant les processus internes afin de faire baisser les coûts et d’optimiser l’utilisation des ressources de manière à ce que chaque dossier soit plus rentable. Ça ne se fera peut-être pas du jour au lendemain et c’est la raison pourquoi je crois que plusieurs cabinets se gardent une petite gêne. Notre profession tend à penser à court terme puisque nous sommes payés dès que nous effectuons notre travail et que les associés plus âgés n’ont pas nécessairement d’incitatifs monétaires à faire des investissements coûteux dans le développement d’une organisation qu’ils quitteront dans trois à cinq ans.

Or, qu’arrive-t-il si le marché change, que de nouveaux types de compétiteurs commencent à apparaître (prolifération des contentieux, sous-traitance en Inde, croissance des services en ligne) et que des choix non traditionnels s’imposent? Est-ce qu’un cabinet aurait intérêt à faire confiance à un gestionnaire qui investira agressivement dans l’innovation à court terme pour faire baisser les coûts et augmenter les revenus à moyen et long terme? D’un point de vue organisationnel, bien sûr que oui. Maintenant, les quelques bureaux faisant appel à de tels gestionnaires pour de réels postes de leadership sont-ils prêts à prendre le risque d’écouter et de faire confiance à des non juristes pour guider le navire, quitte à perdre un peu de profits à court terme pour en gagner à moyen terme? Rien n’est moins sûr.

Une chose est cependant claire pour moi: avec les changements qui attendent notre profession, les cabinets devront de plus en plus se tourner vers l’expertise des gestionnaires de carrière, et pas seulement à titre de conseillers stratégiques. Ces derniers n’auront peut-être pas les titres de directeurs nationaux, mais ils seront tout aussi essentiels au développement de chaque cabinet…

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