Des histoires à raconter

Il existe de ces raconteurs qui peuvent, oralement, nous relater des histoires qui leur sont venues de bouche à oreille, d’événements qui remontent à assez longtemps mais qui sont restés frais dans la mémoire comme s’ils étaient survenus hier. On pourrait dire que ces gens ont la mémoire longue. L’histoire d’événements marquants est également communiquée, d’une génération à l’autre, à travers la chanson, la poésie, la littérature, la peinture, la danse et la sculpture. Et bien sûr, il y a les historiens qui nous racontent des histoires. Les histoires sont les pierres angulaires de la culture, car elles nous permettent de nous mettre en situation, de nous situer dans un contexte.

Pourtant, notre système contradictoire de justice fait fi des histoires. Ce faisant, il écarte la culture. C’est un gros morceau, la culture. Ne nous racontez pas des histoires! On va procéder plutôt à l’interrogatoire des témoins en présence de la partie adverse et, par la suite, au contre-interrogatoire des témoins, toujours en présence de la partie adverse. Chaque partie à son tour devient partie adverse. Les parties sont donc des adversaires. Les témoins de foi chrétienne prêtent serment en posant la main sur la Bible. Il est intéressant de noter que dans la Bible, l’adversaire, c’est le diable. Les procureurs deviennent chacun à leur tour l’avocat du diable.

Maintenant, voyons les choses autrement. Au cours de ma pratique en résolution des conflits, nous avons réfléchi à comment rebâtir la procédure afin de promouvoir l’accès à la justice. Nous avions noté que les gens se plaignaient de ne pas être écoutés. C’était là notre premier constat. Nombre d’interventions commencent par la demande impérative « Écoutez ». Les gens ont soif d’information authentique. Ils veulent se fier à quelque chose de réel, de vécu. Les gens aux prises avec un conflit ayant donné lieu à un différend qui, par la suite, est devenu litige sont souvent traumatisés. Ils cherchent remède aux heurts qu’ils ont éprouvés. À moins qu’on traite les heurts et mette un baume sur la plaie, l’émotion va avoir le dessus sur la raison et rendre les questions les plus simples fort compliquées.

Nous prenons donc des mesures pour nous assurer que les gens soient écoutés. C’est ce que nous sommes en mesure de garantir absolument aux parties. Nous leur demandons de se mettre dans la peau d’historiens et de respecter la discipline des historiens. En même temps, nous nous sommes rendu compte que les histoires contenaient des informations authentiques, du vécu, ce dont les parties avaient soif, d’après notre deuxième constat. Et l’écoute de l’histoire était un baume sur la plaie des heurts! Voilà, on se met en situation rapidement et de façon sûre.

Au début de nos expériences qui remontent à 1982, nous avons fait des essais sur la base de nos observations et nos constats mentionnés ci-dessus. Nous avons commencé par une entrevue de chacune des parties, de chacun de leurs avocats et de chacun de leurs experts, par la lecture de quelques documents et, à l’occasion, une visite des lieux, le tout dans le but d’obtenir une photographie monochrome en rayons x des conflits ayant donné naissance au différend. À même ces entrevues, lectures et visites, nous concevions, à partir des éléments de la justice, le jeu le plus susceptible de nous mener au bon port de la résolution.

Voici un déroulement typique. Une partie raconte son histoire aux autres parties et non pas seulement au tiers. Le tiers est présent mais sert de guide pour s’assurer que le récit sorte correctement et que l’écoute de l’histoire ait lieu conformément aux règles du jeu. La partie qui écoute n’est pas un adversaire mais quelqu’un qui veut vraiment comprendre l’histoire, sachant que sous peu il sera celui qui racontera son histoire à son tour. Celui qui écoute peut poser des questions afin de mieux comprendre l’histoire. Le récit des histoires peut être enregistré intégralement en audio et ou en vidéo ou seulement en partie en prenant en note les mots clefs de chaque histoire de manière à ce que ces mots soient visibles par les parties. Le tiers demande à chaque partie de résumer l’histoire de l’autre, sans la contester, à la satisfaction de ce dernier.

Cette méthode pour établir les faits produit des succès éclatants. On parle d’heures, de jours, pas de mois, ni d’années. Quels sont-ils les facteurs à la base de cette réussite? On note que l’histoire et l’identité ont une relation très intime. En valorisant l’histoire par l’écoute et par l’enregistrement, on valorise la personne car seules des personnes confiantes dans leur identité peuvent aborder la résolution de questions complexes avec le sang-froid et l’imagination nécessaires. On note aussi qu’on met en œuvre l’outil le plus puissant de la résolution, soit l’empathie. Et on met en application les facteurs qui, d’après la recherche, font la promotion de la coopération : la fréquence de l’interaction, la récompense (écouter pour être écouté), le souci de l’autre, la réciprocité et la mémoire.

Une transformation s’opère. Le paradigme change. Le jeu change, d’un jeu d’adversaires à un jeu de coopération, donnant accès à des possibilités de résolution que certains qualifient de nouvelle équité. Du cumul des histoires se dégagent les vraies questions à résoudre. Ce sont là les questions qui représentent le grand défi et où nous voulons mettre le gros de nos énergies. Pour réussir, il nous faut les énergies et l’imagination des parties, des avocats, des experts et du tiers en concertation, ce qui a été rendu possible par l’échange des histoires.

Voici une sélection de la bibliographie qui m’a inspiré : Robert Fulford, The Triumph of Narrative, Storytelling in the Age of Mass Culture; Lord Acton, Lectures on Modern History; John Allen Paulos, Once upon a number – the hidden mathematical logic of stories; Mark Starowicz, Making History – the remarkable storytelling behind Canada: A People’s History; Northrop Frye, Conclusion to the Literary History of Canada First Edition et The Bush Garden – Essays on the Canadian Imagination; Michel Brunet, La Présence Anglaise et les Canadiens – Études sur l’Histoire et la Pensée des Deux Canadas; Margaret MacMillan, The Uses and Abuses of History.

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