Le début de la fin pour le “first to file”?

Nous traitons régulièrement sur ce blogue de la manière appropriée de traiter des dédoublements procéduraux en matière de recours collectif. Nous en discutions par ailleurs dans l’optique où des recours identiques ou similaires étaient intentés dans plusieurs juridictions différentes (dont le Québec bien sûr). Qu’en est-il lorsque deux requêtes en autorisation d’instituer un recours collectif couvrant le même objet sont déposées au Québec?

La Cour d’appel avait traité de la question en 1999 dans l’affaire Hotte c. Servier Canada Inc. ([1999] R.J.Q. 2598). Dans celle-ci, la Cour en était venue à deux conclusions importantes.

D’abord, en cas de litispendance entre deux (ou plus) recours collectifs proposés, le remède approprié n’était pas le rejet. En effet, tant qu’un des recours n’était pas autorisé, il était préférable de suspendre les autres afin de pallier aux difficultés qui résulteraient du rejet de la demande d’autorisation du premier recours entrepris pour des motifs procéduraux:

Je n’estime ni approprié, ni prudent à ce stade de le faire. Les critères d’octroi d’autorisation énoncés à l’article 1003 C.p.c. portent à la fois sur des questions de fond et de pure procédure. Le jugement à venir pourrait, à titre d’exemple, rejeter une requête parce que le tribunal estimerait que le requérant n’est pas en mesure d’assurer une représentation adéquate des membres. Ce faisant, le jugement trancherait un aspect procédural sans se prononcer sur le fond des autres aspects de la requête. En pareille circonstance, personne ne soutiendrait alors qu’il y aurait chose jugée empêchant un autre membre mieux qualifié de présenter une même requête aux mêmes fins.

La Cour a reconnu qu’il n’y a pas chose jugée à l’encontre d’un jugement qui rejette une action pour des motifs procéduraux sans se prononcer sur le fond du litige.(8) En l’espèce, le fond du litige à l’occasion d’une demande d’autorisation porte plutôt sur les trois premières conditions énumérées à l’article 1003 C.p.c. Même à l’égard de ces dispositions, la prudence est de mise. Il est impossible de connaître avec exactitude la teneur du jugement à venir et le cadre juridique du recours collectif qui sera décrit par le juge saisi de l’affaire.

Deuxièmement, dans un tel cas, il fallait laisser le premier recours déposé aller de l’avant et suspendre les autres. La Cour en venait effectivement à la conclusion que la tenue d’une enquête pour déterminer lequel des requérants proposés était le plus approprié et devrait pouvoir poursuivre ses procédures n’était pas souhaitable.

Ce faisant, la Cour créait ce qui est communément appelé la règle du “first to file”. Cette règle a l’avantage indéniable d’être simple et neutre, mais elle a fait l’objet de beaucoup de critiques de la part de certains intervenants en recours collectifs. Ceux-ci font valoir que la règle encourage la rédaction et le dépôt de procédures souvent incomplètes ou baclées dans le seul but de ne pas se faire dammer le pion (si vous êtes intéressés par mon opinion, je crois que la règle, quoique imparfaite, est préférable à l’alternative des débats interminables quant à la “meilleure” requête en autorisation).

Nonobstant ces critiques, la règle reste demeure en vigueur aujourd’hui. Reste que certaines décisions récentes semblent traduire une volonté judiciaire de revisiter la question. Dans l’affaire Charland c. Bell Canada (2012 QCCS 3429), l’Honorable juge Jean-Paul Cullen n’est d’évidence pas prêt à mettre la règle de côté, quoiqu’il semble avoir sérieusement considérer la possibilité de le faire:

[63] Au Québec, la relation entre la règle de l’antériorité du recours et le pouvoir discrétionnaire du juge saisi de la gestion particulière d’un dossier en matière de recours collectif reste à approfondir, notamment à la lumière du rôle du tribunal relativement à la sauvegarde des intérêts des membres du groupe.

[64] Dans l’affaire Melley c. Toyota Canada inc. où l’intimée plaidait litispendance entre un recours ouvert au Québec et des recours collectifs semblables ouverts dans d’autres provinces, le juge Mayer a constaté l’application (jusqu’alors) invariable au Québec de la règle de l’antériorité du recours :

[42] Une autre caractéristique propre au Québec milite en faveur de la continuité du recours intenté au Québec. Il s’agit de la règle appelée « first to file rule » qui tend à favoriser la première requête déposée advenant une situation de litispendance. Étant donné que le recours intenté au Québec l’a été en premier, ce dernier ne devrait pas être suspendu. D’ailleurs, lorsque l’on ordonne la suspension du recours, celle-ci vise toujours le second recours jusqu’à ce que l’on statue sur la première demande d’autorisation.

[65] Ainsi, à la lumière de l’arrêt Hotte et de la jurisprudence ultérieure, lorsqu’il y a apparence de litispendance entre plusieurs requêtes en autorisation d’exercer un recours collectif, la première devrait être entendue et toute requête subséquente suspendue.

[66] Les intérêts de la justice et ceux des membres ne seraient pas mieux servis en suspendant la première requête en faveur de la seconde.

[67] Dans le cas présent, lorsque la Requête no. 1 Amendée aura été signifiée d’ici quelques jours, les requêtes seront au même point d’avancement dans les deux dossiers, c’est-à-dire en attente d’une date d’audition.

[68] Or, la Requête no. 1 Amendée est plus englobante que celle de monsieur Motzer, entre autres, puisqu’elle recherche la responsabilité de deux autres intimées en plus de Bell, que ses représentants potentiels résident dans plus d’une province et que les périodes pendant lesquelles ceux-ci ont été sous contrat avec l’une ou l’autre des intimées sont plus étendues.

[69] Il serait prématuré et inopportun de se prononcer avant l’audition des requêtes sur leur bien-fondé apparent ou sur leurs faiblesses apparentes, même si ce n’était qu’à première vue.

[70] Les critiques soulevées par le procureur de monsieur Motzer pourront être plaidées par les intimées lors de la présentation de la Requête no. 1 Amendée. Si l’autorisation est refusée, monsieur Motzer pourra ensuite présenter sa requête.

Ainsi, pour l’instant la règle du “first to file” semble toujours être applicable aux recours collectifs québécois.

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