Ma montée de lait sur l’intérêt des membres

Je lisais récemment la décision rendue par l’Honorable juge Lucie Fournier dans l’affaire Royer-Brennan c. Apple Computer Inc. (2013 QCCS 2219) où elle s’est penchée sur une demande d’amendement d’une requête en autorisation qui était contestée. C’est la partie suivante du paragraphe 11 de la décision qui m’a saisi: “La jurisprudence enseigne que lorsque l’amendement porte sur une requête pour autorisation d’exercer un recours collectif, le tribunal doit analyser les amendements en fonction du meilleur intérêt des membres et vérifier s’ils faciliteront l’étude des critères mentionnés à l’article 1003 C.p.c.“.

Pour être clair, je n’ai absolument aucune difficulté avec la décision rendue dans cette affaire, mais le fait de revoir pour la énième fois un jugement en matière de recours collectif mentionner que la Cour devait prendre en considération “l’intérêt des membres” m’a finalement convaincu d’écrire ce billet que j’évite depuis maintenant très longtemps. En fait, si ce n’était de ma paresse, j’écrirais un article sur le sujet parce que je ne pense pas que l’on puisse véritablement lui rendre justice dans un billet de quelques centaines de mots. Faute de circonstances parfaites, je devrai me contenter de cette chronique pour faire valoir mes doléances envers l’insistance des tribunaux québécois de prendre en considération “l’intérêt des membres” du groupe.

D’abord, le seul intérêt que les tribunaux québécois se doivent de prendre en considération en matière civile est l’intérêt de la justice, lequel englobe généralement l’intérêt de notre société en ce qui a trait aux affaires judiciaires. Tous s’entendront pour dire qu’il est impensable (et, franchement, inacceptable) dans le cours de procédures judiciaires civiles de prendre en considération les intérêts d’une partie à un litige et pas ceux de son (ou ses) adversaire. Toute personne qui se retrouverait devant la justice et qui constatait que le décideur de sa cause prenait en considération l’intérêt de son opposant et pas le sien crierait à l’injustice et ce avec raison.

Alors pourquoi la situation devrait-elle être différente en matière de recours collectif? La réponse très simple est qu’il n’y a absolument aucune raison de traiter la question de l’intérêt des parties respectives différemment en matière de recours collectif, particulièrement lorsque la Cour suprême du Canada et la Cour d’appel du Québec s’épuisent à nous répéter que le recours collectif n’est qu’un véhicule procédural qui ne change pas le droit substantif de quelque façon.

Respectueusement, c’est à tort que les tribunaux québécois répètent souvent qu’ils doivent prendre en considération “l’intérêt des membres”. Plus spécifiquement, je devrais dire que c’est à tort que les tribunaux québécois indiquent qu’ils doivent prendre en considération cet intérêt par opposition à l’intérêt de la (ou les) partie adversaire.

Pour bien comprendre la problématique, l’on se doit de remonter à la genèse de cette expression. Les tribunaux ont initialement commencé à parler de “l’intérêt des membres” par opposition à l’intérêt personnel du requérant en recours collectif. Une telle préoccupation était (et est) parfaitement normale. En effet, le requérant en recours collectif représente bon nombre de personnes qu’il n’a probablement jamais rencontrées et dont il ne connaît pas les volontés et les intérêts. Dans ce contexte, il n’est pas étonnant que les tribunaux se sont sentis investis du rôle de gardien des meilleurs intérêts des membres à l’égard des gestes posés par le requérant seulement. Par exemple, lorsqu’un requérant désire abandonner un recours collectif en tout ou en partie, il est tout à fait compréhensible qu’en analysant la demande le tribunal se pose la question de savoir si le geste posé par le requérant est dans l’intérêt des membres ou seulement dans son intérêt personnel.

Mais c’est là que doit s’arrêter cette analyse et il ne saurait être question de continuer à appliquer ce critère plus loin dans le cadre analytique. Retournant à l’affaire Royer-Brennan pour illustrer mon propos, il est tout à fait normal que la Cour se pose la question de savoir si la demande d’amendement formulée par les Requérants est dans l’intérêt des membres par opposition à l’intérêt personnel des requérants. Mais à partir du moment où cette question est réglée, la Cour doit analyser la recevabilité de l’amendement de la même façon que pour tout autre amendement proposé peu importe le véhicule procédural choisi pour le recours entrepris et l’intérêt des membres n’a plus aucune pertinence. Le fait que l’amendement soit dans l’intérêt des membres ne devrait avoir aucune pertinence.

En cours de chemin, le sens de cette expression est devenu empreint de confusion et les tribunaux québécois l’utilisent dans toutes les facettes du recours collectif, à tort selon moi. Les tribunaux québécois ne sont pas les gardiens de l’intérêt des membres en général. Accepter le contraire, c’est accepter que les membres bénéficient d’un traitement de faveur par opposition aux autres parties et je ne pense pas que qui que ce soit adhère véritablement à une telle ligne de pensée. Du moins je l’espère.

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