Projet de commission pancanadienne des valeurs mobilières : Commission unique, décisions multiples
Les neufs juges de la Cour suprême du Canada ont entendu la semaine dernière les représentations des parties dans le cadre du renvoi concernant la proposition fédérale de création d’une commission unique et pancanadienne des valeurs mobilières. Au-delà des divergences d’opinion sur la compétence fédérale en la matière, ce renvoi met en jeu deux conceptions diamétralement opposées des relations entre le Parlement et les législatures provinciales, et de l’équilibre du pouvoir entre les deux ordres de gouvernement.
En plus du Procureur général du Canada, venu défendre la validité du projet, neuf provinces avaient décidé d’intervenir dans le débat*, de même que huit autres groupes allant du Barreau du Québec à la Canadian Coalition for Good Governance en passant par le Mouvement d’éducation et de défense des actionnaires, l’Association des banquiers canadiens et le fonds d’investissement ontarien Teachers’.
La Cour suprême n’est cependant pas la première cour saisie de ce débat. En effet, le gouvernement du Québec et celui de l’Alberta avaient soumis des renvois similaires à la Cour d’appel de leurs provinces respectives, lesquelles ont rendu leur jugement au cours des dernières semaines. Les deux affaires ayant été plaidées en janvier 2011, c’est dire que les juges albertains et québécois ont mis les bouchées doubles pour rendre leurs motifs avant l’audition en Cour suprême.
Bien qu’elles concluent toutes deux à l’invalidité d’une grande partie du projet fédéral, la Cour d’appel de l’Alberta et celle du Québec n’empruntent pas la même route. Alors que la première tranche le débat par un jugement unanime de 49 paragraphes, rédigé par le juge Slatter, la Cour d’appel du Québec se divise en trois groupes pour produire un jugement long de 545 paragraphes. Du côté de la majorité, le juge en chef Robert, d’une part, et les juges Forget, Bich et Bouchard, d’autre part, concluent à toutes fins utiles que les seules dispositions constitutionnellement valides du projet fédéral sont celles créant des infractions d’ordre criminel. Quant à juge Dalphond, dissident, il aurait conclu à la validité de l’ensemble du projet.
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Devant la Cour suprême, le Procureur général du Canada plaide que la création d’un régime pancanadien de réglementation des valeurs mobilières constitue un exercice valide du volet général de la compétence en matière d’échanges et de commerce, rencontrant en cela les conditions énumérées notamment dans l’affaire General Motors c. City National Leasing**. Dans la mesure où la loi fédérale régirait non seulement les émetteurs et intermédiaires du domaine des valeurs mobilières mais également les pratiques des sociétés ouvertes et des investisseurs, et dans la mesure où elle viserait non seulement l’émission des valeurs mobilières mais également les échanges sur le marché secondaire, le fédéral soutient que son projet ne concerne pas la réglementation d’une industrie en particulier, mais bien la réglementation du commerce en général, de la même manière que le fait la législation fédérale en matière de concurrence. Le fédéral ajoute que le système des passeports mis sur pied par plusieurs provinces a montré ses limites, ce qui démontre que même l’action conjointe ne peut remplacer un régime national de réglementation. Par ailleurs, le fédéral plaide que le marché des capitaux est fondamentalement interprovincial et international, si bien qu’il échappe de plus en plus à la compétence des provinces.
Évidemment, le Québec n’est pas d’accord. Dans son mémoire, le Procureur général du Québec plaide que le projet s’inscrit en fait dans une série de tentatives du gouvernement fédéral de s’arroger ce qui a toujours été reconnu comme une compétence provinciale et que le renvoi demande en fait à la Cour suprême de transformer de manière radicale le partage des compétence.
Le Québec récuse l’argument du gouvernement fédéral selon lequel le projet relèverait de la compétence sur « les échanges et le commerce en général ». Pour le Québec, les conditions établies par la Cour suprême pour reconnaître au Parlement une compétence sur un sujet relevant autrement de la compétence des provinces (propriété et droits civils) ne sont pas rencontrées en l’espèce. Selon le Québec, le domaine des valeurs mobilières constitue un commerce en particulier, et sa réglementation ne constitue pas la réglementation du commerce « en général ». De plus, il ajoute que les provinces ont démontré leur capacité de réglementer le domaine de manière appropriée, et qu’on ne saurait prétendre que les objectifs de sa réglementation ne seraient pas rencontrés si celle-ci ne s’appliquaient pas à toutes les provinces sans exceptions.
Le Procureur général du Québec conteste également l’argument du fédéral que son projet vise la réglementation d’un commerce fondamentalement interprovincial et international. Selon lui, la réglementation du domaine des valeurs mobilières vise en fait la réglementation d’activités qui sont essentiellement de nature locale, c’est-à-dire les relations entre des investisseurs, des intermédiaires et des émetteurs agissant à l’égard d’un territoire donné. D’ailleurs, le Québec souligne que l’aspect national ou international invoqué par le gouvernement fédéral existait déjà avant 1867, si bien qu’on ne saurait invoquer la transformation du marché des valeurs mobilières pour fonder la compétence du Parlement.
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Après les dix juges du Québec et de l’Alberta, il revient donc maintenant aux neuf juges de la Cour suprême de se prononcer. Il sera d’ailleurs intéressant de voir s’ils réussiront à se réunir autour d’un seul point de vue, ou s’ils se diviseront de manière aussi radicale qu’ils l’ont fait récemment sur la question du partage des compétences constitutionnelles en matière de procréation assistée (voir le Renvoi relatif à la Loi sur la procréation assistée, 2010 CSC 61). Ils s’étaient alors divisés en deux groupes égaux de quatre juges aux conclusions contraires, laissant au juge Cromwell le soin de faire pencher la balance en coupant la poire en deux.
Au-delà des divergences d’opinion quant à l’étendue de la compétence du Parlement, il faut cependant noter que ce renvoi oppose également deux façons diamétralement opposées de concevoir les relations entre les différents ordres de gouvernement au pays, de même que deux perceptions tout à fait contraires de la nature du projet fédéral. En face de ceux, comme le juge Dalphond, qui voient ce projet comme une initiative rendue nécessaire par la transformation graduelle mais radicale du marché des valeurs mobilières, il y a ceux (dont font partie neuf des dix juges qui se sont prononcés à ce jour) qui le perçoivent plutôt comme une intrusion sans retenue dans un champ incontestablement de compétence provinciale, intrusion susceptible d’ébranler de manière fondamentale l’équilibre entre les pouvoirs du Parlement et des législatures des provinces. Reste à savoir dans quel camp les juges de la Cour suprême décideront de se ranger.
* La Nouvelle-Écosse et l’Île-du-Prince-Édouard se sont toutefois retirées avant l’audience, tandis que Terre-Neuve s’est abstenue d’intervenir.
** Voir General Motors of Canada Ltd. c. City National Leasing, [1989] 1 R.C.S. 641 et Kirkbi AG c. Ritvik Holdings Inc., [2005] 3 R.C.S. 302