La Cour d’appel de l’Ontario juge que les noms de domaine sont des “biens meubles”

Cet article a été rédigé par Lee Alan Johnson et Naïm-Alexandre Antaki.

Tucows.com Co. (« Tucows ») avait acquis de Mailbank Inc. 30,000 noms de domaine en 2006, incluant le nom de domaine renner.com.  Le détaillant brésilien Lojas Renner S.A (« Renner »), propriétaire de la marque de commerce Renner, a par la suite logé une plainte selon la procédure administrative habituelle (connue sous son acronyme anglais UDRP) pour se faire octroyer le nom de domaine renner.com, alléguant que Tucows détenait renner.com de mauvaise foi.

Au lieu de se défendre dans le cadre de la UDRP, Tucows a plutôt intenté une poursuite contre Renner devant la Cour supérieure de l’Ontario, où Tucows a sa principale place d’affaires mais qui est une juridiction étrangère pour Renner, pour faire déclarer que Renner n’a pas droit au transfert du nom de domaine.  Est-ce que cette dispute devrait être entendue en Ontario?

Oui, selon un jugement récent de la Cour d’appel de l’Ontario rendu le 5 août 2011, Tucows.Com Co. v. Lojas Renner S.A., 2011 ONCA 548.  Ce jugement est important car, pour en conclure ainsi, la Cour a dû clarifier la nature juridique d’un nom de domaine en common law, déterminant qu’il s’agit d’un « bien meuble » (personal property).  Cette détermination a été un des points névralgiques permettant d’établir la connexion du litige à l’Ontario.

La Cour d’appel a d’abord noté que la UDRP permet à une partie de recourir aux tribunaux non seulement suite à la procédure administrative de la UDRP (en tant qu’appel, en quelque sorte) mais aussi pendant le déroulement de cette procédure administrative.

Une poursuite étant possible, peut-elle avoir lieu en Ontario?  Si renner.com peut être considéré comme un « bien meuble » situé en Ontario, une présomption joue en faveur de Tucows que la poursuite peut avoir lieu en Ontario.

La Cour a analysé avec soin diverses décisions internationales (notamment des États-Unis, de l’Inde et de l’Australie) et articles de doctrine pour conclure qu’un nom de domaine est un « bien meuble ».  La Cour a remarqué qu’il n’existe pas de liste exhaustive de critères d’un « bien meuble » en common law.  Ceci dit, d’après son analyse, être titulaire d’un nom de domaine confère un ensemble de droits (a bundle of rights, selon l’expression anglaise consacrée) correspondant à un droit de propriété. Faisant une analogie entre un nom de domaine et le permis de pêche en cause dans Saulnier c. Banque Royale du Canada, [2008] 3 R.C.S. 166, la Cour a noté que:

Tucows tire un revenu du fait d’être titulaire des droits du nom de domaine renner.com. Quatorze clients souscrivent aux services de courriels personnels en utilisant le nom de domaine. Si le nom de domaine avait été transféré à Renner, cela aurait sans doute contribué à débloquer la valeur de l’entreprise de Renner. Le propriétaire inscrit du nom de domaine a le droit exclusif de diriger l’achalandage vers le site Web correspondant au nom de domaine et d’exclure quiconque d’utiliser le même nom. (traduction non officielle)

Ayant déterminé que renner.com était un « bien meuble », la Cour a ensuite déterminé qu’il était situé en Ontario.  Le fait qu’un nom de domaine est intangible n’empêche pas de déterminer qu’il puisse être situé en Ontario si les connexions les plus fortes sont avec l’Ontario.  Dans ce cas, renner.com fait partie du fonds de commerce de son détenteur, Tucows, dont la principale d’affaires est en Ontario.  De plus, le bureau d’enregistrement du nom de domaine ainsi que les serveurs sont aussi situés en Ontario. En effet, fait particulier à ce litige, Tucows est non seulement le détenteur mais aussi le bureau d’enregistrement de renner.com.

Ainsi, selon la Cour d’appel, l’Ontario a juridiction sur le litige entre Renner et Tucows.

Comme le terme « bien meuble » n’a pas exactement le même sens en common law qu’en droit civil québécois, il sera intéressant d’observer dans quelle mesure les tribunaux québécois vont considérer ce raisonnement dans leurs décisions futures.  Quoi qu’il en soit, cette décision de la Cour d’appel de l’Ontario qu’un nom de domaine est un « bien meuble » peut aussi avoir un impact majeur sur plusieurs domaines juridiques, allant de la propriété intellectuelle au droit fiscal.

Note : La UDRP est l’acronyme anglais des Principes directeurs régissant le règlement uniforme des litiges relatifs aux noms de domaine, la politique adoptée par les bureaux d’enregistrement de noms de domaine accrédités par la Internet Corporation for Assigned Names and Numbers (ICANN), organisme qui supervise le système des noms de domaine.  Sous la UDRP, le détenteur d’une marque de commerce qui estime que l’enregistrement d’un nom de domaine empiète sur sa marque de commerce peut initier une procédure administrative pour faire valoir ses droits.

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