L’oeuf ou la poule?

Avant de passer à mon sujet d’aujourd’hui, un petit update sur le dossier “chaud” de l’heure en matière de relations de travail : CSN c. Couche-Tard.

Comme vous le savez sûrement, la requête de la CSN visant à empêcher la fermeture du dépanneur opéré par Couche-Tard au 2500, rue Jean-Talon Est a été entendue hier par le commissaire Jacques Vignola de la Commission des relations du travail (vous trouverez un article sur le sujet ici). La décision est attendue “bientôt”.

Il sera très intéressant de voir ce qu’il advient de cette procédure puisque, au-delà de la question de faits (i.e. la fermeture est-elle, partiellement ou complètement, imputable à un animus antisyndical? L’employeur le nie alors que le syndicat le présume – ce qui ne devrait normalement pas être suffisant), elle soulève en effet une question de principes très importante : au Québec, est-il illégal de fermer un établissement parce qu’il est syndiqué? Stéphane a déjà traité de la question dans un blogue antérieur (ici) et je partage entièrement son point de vue : compte tenu des principes énoncés dans City Buick Pontiac, la simple présence d’un animus antisyndical n’est pas assimilable à une entrave; si le syndicat souhaite obtenir gain de cause dans la présente affaire, il devrait démontrer la volonté de l’employeur de nuire aux campagnes de syndicalisation en cours dans d’autres établissements (i.e. un chilling effect). Or, la requête de la CSN n’allègue aucun chilling effect. C’est donc à suivre…

***

Bon… au-delà de ce petit aparté, je voulais m’entretenir avec vous de la question de la chose jugée en matière de harcèlement psychologique.

Je sais que vous adorez tous vos dossiers de harcèlement psychologique; ils soulèvent, après tout, toujours des faits si clairs et peu contestés que vous pouvez généralement les régler aisément, à faibles coûts et sans trop d’impacts relationnels/émotifs sur votre organisation… Cela dit, je suis sûr que, nonobstant le plaisir que vous pouvez ressentir à débattre de l’intensité du regard de madame X envers madame Y, vous ne souhaitez probablement pas reprendre l’exercice encore et encore dans un seul et même dossier.

Or, c’est malheureusement la situation à laquelle vous(nous) devez(devons) faire régulièrement face et ce, en raison de la coexistence de deux (2) régimes distincts en matière de harcèlement psychologique : le régime contrôlant les relations de travail (i.e. la Commission des relations du travail ou l’arbitre de griefs) et le régime assurant la santé et la sécurité au travail (i.e. la CSST et la Commission des lésions professionnelles).

En effet, lorsque la notion de harcèlement psychologique a été ajoutée à la Loi sur les normes du travail, les tribunaux ont (trop) rapidement décidé que la CRT (ou un arbitre) n’était pas lié par une décision de la CSST/CLP en matière de harcèlement psychologique ou vice-versa (voir notamment les affaires Brasserie Labatt Ltée, [2004] R.J.D.T. 788 et Calcuttawala, 2006 QCCRT 0478). Un employeur pouvait donc être appelé à faire deux (2) fois la preuve de l’inexistence de harcèlement psychologique dans son entreprise et ce, avec les coûts colossaux que cela peut engendrer.

La logique à l’origine de cette approche jurisprudentielle était, à bien des égards, passablement juste : en principe, une réclamation à la CSST n’a pas le même objet et/ou la même cause qu’une plainte de harcèlement psychologique. En effet, alors que la CSST doit simplement établir l’existence ou l’inexistence d’une lésion professionnelle, la CRT (ou un arbitre) doit déterminer si 1) le plaignant a fait l’objet de harcèlement psychologique et 2) l’employeur a manqué à son devoir de mettre fin audit harcèlement lorsqu’il en a été informé.

Cela dit, compte tenu de la façon dont la CSST analyse les dossiers de harcèlement psychologique, il arrive régulièrement que, dans les faits, cette dernière examine (et tranche) précisément le débat relatif à l’existence de harcèlement dans l’entreprise. En effet, lorsque la CSST (ou, idéalement, la CLP) évalue si un réclamant a subi une lésion professionnelle, elle doit se demander si quelque chose de problématique s’est produit dans l’entreprise et a généré la lésion (notez que l’objet de l’étude peut varier si on envisage le dossier sous l’angle d’un accident de travail ou plutôt sous celui d’une maladie professionnelle, mais, ultimement, le climat de travail doit être considéré). Or, si la problématique alléguée est substantiellement la même que le harcèlement psychologique allégué devant la CRT (ou l’arbitre), ne se retrouve-t-on pas à refaire deux (2) fois la même chicane et cela ne risque-t-il pas d’entraîner des décisions contradictoires? C’est l’avis majoritaire des tribunaux depuis peu (voir notamment les décisions suivantes : Cargill Ltée, AZ-50564607 (T.A.), Amdocs, 2009 QCCS 467 et Konica Minolta, 2011 QCCRT 0397).

Il faut cependant comprendre de ces récentes décisions qu’il n’y a pas nécessairement chose jugée entre un dossier CSST et un dossier CRT (arbitral); tout dépendra 1) des faits allégués au soutien des deux (2) dossiers et 2) des motifs retenus au soutien de la première décision (i.e. celle que l’on veut invoquer pour faire valoir chose jugée).

En effet, le seul véritable point de contact entre les deux (2) types de dossiers est celui concernant l’existence d’une situation anormale (i.e. un évènement imprévu au sens de la LATMP ou du harcèlement au sens de la LNT) et, partant, une décision de la CSST ne règle pas toujours un dossier CRT et vice-versa. En fait, c’est uniquement lorsque la CSST (ou la CRT) conclut qu’il n’y a pas de situation anormale que cela pourra être vraiment utile devant un autre tribunal (puisque, dans le cas contraire, le réclamant CSST devra encore démontrer qu’il a subi une lésion professionnelle au sens de la LATMP et le plaignant CRT devra encore démontrer que son employeur a failli à son obligation de mettre fin au harcèlement).

Qui plus est, il faut que les faits à l’origine de deux dossiers soient substantiellement les mêmes (ce qui n’est pas toujours le cas).

Dans un tel contexte, qu’est-ce qu’un employeur devrait faire pour éviter de gérer deux dossiers en parallèle? Voici quelques pistes de solution (étant compris que chaque cas est un cas d’espèce (surtout en HP) et qu’il faut faire attention de faire trop de généralisation dans ce domaine) :

1) Le dossier CSST procède généralement plus vite que le dossier CRT. Vous devez donc veiller à ce qu’il soit le plus étoffé possible (étant compris que, normalement, c’est la décision CLP qui est utilisée pour plaider chose jugée) et si vous croyez que le salarié à l’intention de poursuivre son dossier à la CRT, faites très attention au libellé des décisions initiales de la CSST ou de celles de la révision administrative (ils ne font pas toujours les nuances nécessaires pour plaider efficacement chose jugée). Si le dossier chemine jusqu’à la CLP, vous aurez un choix stratégique à faire (i.e. prioriser la CRT ou la CLP?) et, bien que les avis sur la question varient d’un procureur à un autre (je suis de ceux qui favorisent une priorisation de la CLP), sachez que l’application de la théorie de la chose jugée semble plus facile de la CLP vers la CRT que le contraire.

2) Essayez d’obtenir, le plus rapidement possible, une confirmation du salarié à l’effet que les faits à l’origine de sa réclamation CSST sont les mêmes que ceux à l’origine de sa plainte de harcèlement (notez que je sais que ce n’est pas toujours simple, mais, avec un peu d’imagination, il est normalement possible d’y parvenir). Si le salarié soutient que l’assise factuelle des deux (2) dossiers est différente, insistez pour obtenir la liste des différences (c’est souvent à ce moment que le salarié admettra que les faits sont les mêmes).

Sur ce, je vous souhaite une excellente semaine.

P.S. Il semble que la réponse à la question (i.e. l’oeuf ou la poule?) soit : l’oeuf. Cela dit, dans ce domaine également, il y a assurément de la place pour un débat constructif.

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