L’affaire Labeaume ou les limites de la liberté d’expression des élus municipaux
Le 20 mai 2014, la Commission des relations du travail (la «CRT») rendait sa décision dans une affaire opposant le Syndicat des employés manuels de la Ville de Québec, Section locale 1638 (SCFP) (le« Syndicat») et la Ville de Québec, le tout en lien avec des déclarations faites par le maire Régis Labeaume au cours de la campagne électorale municipale de l’automne dernier.
Les différentes déclarations formulées par monsieur Labeaume sont rapportées en détail par la juge administrative Myriam Bédard dans sa décision. Vous pourrez en prendre connaissance aux pages 7 à 20 de la décision que vous retrouverez à l’adresse suivante: https://www.crt.gouv.qc.ca/uploads/tx_crtdecisions/2014_QCCRT_0270.pdf. Cela dit, pour avoir une idée de la nature des déclarations, en voici quelques extraits :
«Nous allons diminuer de 6 % la rémunération des employés de la Ville et on va leur demander d’augmenter de 6 % le temps de travail. Voilà. S’ils ne veulent pas négocier nous allons retenir leurs augmentations de salaire pis on va se payer nous autres mêmes.»
«On sait tous que les planchers d’emploi, ça existe pour financer la FTQ. C’est tout – pendant six (6) ans, j’ai jamais eu une réponse parce que la réponse, qui est honteuse, c’est celle-là et la FTQ et les organisations syndicales ont réussi à imposer des planchers d’emploi.»
«Les contribuables de Québec n’ont pas à payer pour engraisser les caisses des syndicats, et l’administration municipale n’existe pas pour encourager le corporatisme syndical.
Compte tenu de ces faits, il n’est pas exagéré de conclure que le Syndicat des employés manuels de la Ville de Québec n’a aucune sensibilité ni aucune empathie envers la capacité de payer de nos concitoyens et concitoyennes.»
«Alors, c’est simple : c’est l’ouverture – je le répète : on peut régler! On peut régler! Il s’agit juste qu’ils prennent la décision de se distancer des organisations nationales. Leur problème c’est toujours ça, eux autres, là, là, qu’ils lâchent la FTQ pis qu’ils lâchent les autres, là, c’est qu’ils arrêtent… ça se peut pas que Michel Arsenault décide pour les Bleus de Québec, ça, ça se peut pas, là. Ça ne se peut pas.»
Dans sa demande d’ordonnance, le Syndicat prétendait que par ses déclarations publiques portant sur des points précis de négociations et sur la qualité de la représentation des salariés, le maire Labeaume cherchait sciemment à s’ingérer dans les négociations en cours en s’adressant directement aux salariés pour miner la crédibilité du Syndicat. Cette stratégie avait pour effet, selon le Syndicat, de modifier le rapport de force entre les parties en défaveur du Syndicat le forçant à revoir sa stratégie. Du côté de la Ville et de monsieur Labeaume, on a plutôt soutenu que les déclarations ont été formulées par monsieur Labeaume non pas à titre de maire ou de représentant de la Ville mais plutôt, à titre de candidat à la mairie et que ses propos ne pouvaient donc pas lier la Ville.
Le moins que l’on puisse dire c’est que la CRT n’a pas été de cet avis. En fait, la juge Bédard se montre particulièrement sévère envers le maire Labeaume indiquant notamment ce qui suit :
[105] À la lecture des déclarations de monsieur Labeaume, on ne peut que conclure qu’il cherche à entraver les activités syndicales. Son discours vise ouvertement, clairement, sans détour ni subtilité, à discréditer les représentants syndicaux et les organisations syndicales auprès des salariés dont la convention collective est alors expirée depuis trois ans.
(…)
[111] En l’espèce, les propos dénigrants tenus par monsieur Labeaume, notamment ceux concernant la FTQ, constituent sans équivoque des gestes d’entrave à l’action syndicale. Le fait d’afficher publiquement ses opinions négatives sur la FTQ et certains de ses dirigeants, de faire croire que l’association s’approprie les indemnités destinées aux salariés, de préciser qu’une entente pourrait intervenir si les salariés abandonnaient l’affiliation syndicale, et même que cette entente pourrait être conclue très rapidement s’ils cessaient d’écouter les avocats et les actuaires, alors que les salariés sont sans contrat de travail depuis trois ans, sont des comportements qui transgressent les règles édictées par la jurisprudence.
La juge reproche également au maire Labeaume d’avoir annoncé des diminutions salariales, des augmentations d’heures de travail et diverses autres mesures différentes de celles discutées à la table de négociations compromettant ainsi les rapports entre les parties et minant la confiance des salariés envers leur syndicat. La Juge souligne également que le discours de monsieur Labeaume n’a jamais été improvisé, qu’il a été prévu dans le plan de campagne et que ce dernier a lui-même affirmé avoir pesé chacun de ses mots. Puis, se penchant sur la question de la négociation de bonne foi, la juge Bédard est tout aussi cinglante:
[121] Par ses déclarations, monsieur Labeaume compromet les négociations et le climat qui prévaut à la table de négociation, malgré le fait qu’il n’y soit pas.
(…)
[124] Le mépris que monsieur Labeaume exprime publiquement n’est certainement pas de nature à favoriser la négociation et les propos tenus sciemment, dans le cadre d’un plan de campagne orchestré, sont loin de refléter la bonne foi requise et exigée par le Code du travail.
Dans un contexte traditionnel, de tels propos tenus par un haut dirigeant d’une organisation mènent inévitablement à des conclusions d’entrave et de négociation de mauvaise foi. La conclusion de la CRT à cet égard n’est donc pas renversante. Cela dit, l’intérêt de cette décision réside plutôt dans la délicate frontière entre d’une part, la protection accordée par le Code du travail contre l’ingérence dans les activités d’un syndicat et la liberté d’expression d’un candidat à la mairie ou à toute autre fonction élective qui se trouve en campagne électorale. Dit autrement, est-il possible pour un élu en campagne électorale d’annoncer haut et fort ses intentions dans le cadre de la négociation en cours ou à venir avec les employés?
La CRT contourne habilement cette question soulignant que même s’il était candidat à la mairie, monsieur Labeaume était aussi le maire sortant et le demeurait jusqu’à l’assermentation du candidat élu. Mais la juge ne s’arrête pas là. Elle ajoute plutôt :
[182] Ce statut de maire sortant confère certainement au candidat Labeaume des avantages, mais il lui impose aussi des obligations et des devoirs, et ce, tout au long de la campagne. Sa situation se distingue donc de celle des autres candidats, à tout le moins au regard du droit à la liberté d’expression. Il est maire et doit se comporter comme tel.
[183] À titre de maire sortant, il demeure titulaire de la charge et bénéficie d’informations et de connaissances que les autres candidats n’ont pas. Dans ce cadre, son devoir de loyauté et les responsabilités liées à cette charge qu’il continue d’assumer pendant la campagne, emporte un devoir de réserve, découlant de différentes sources, qui limitent son droit à la liberté d’expression. (je souligne)
Par cette conclusion, il m’apparaît que la CRT s’est aventurée en terrain hautement glissant. Laisser entendre que le candidat à la mairie qui est également maire sortant a une liberté d’expression plus limitée que celle des autres candidats est dur à justifier. Pourrait-on imaginer un débat où un candidat aspirant à la mairie pourrait dévoiler ses intentions pour les négociations alors que le maire sortant ne pourrait faire de même? C’est d’ailleurs sur ce point que le maire Labeaume semble s’insurger particulièrement dans les journaux (). Difficile d’être en désaccord sur ce point. La CRT aurait probablement eu intérêt à s’en tenir à sa conclusion à l’effet que l’analyse des déclarations de monsieur Labeaume révèle qu’il n’agissait pas alors à titre de simple candidat mais plutôt à titre de maire, notamment par l’utilisation de termes comme « la ville veut retrouver un droit de gérance ».
Au-delà de ce débat, je ne peux qu’être déçu que cette décision n’ait pas donné lieu à un plus large débat sur ces limites que l’on impose si souvent à la liberté d’expression de l’employeur et de ses représentants, liberté pourtant protégée par les chartes québécoises et canadiennes, comme on nous le répète si souvent dans un contexte de manifestations. N’est-il pas temps de remettre en question cette tendance à prioriser systématiquement la liberté d’association au dépens de la liberté d’expression sous prétexte que cette dernière a ses limites? N’est-il pas également temps de se demander si on ne fait pas erreur en donnant continuellement priorité à l’article 12 du Code du travail (ingérence dans les activités syndicales) au dépens de la liberté d’expression de l’employeur et de ses représentants. Ce ne sera malheureusement pas pour cette fois…