Non conformité quant à l’expérience requise: irrégularité majeure ou mineure?
En matière d’appel d’offres avec évaluation de la qualité, il importe de distinguer l’étape de l’évaluation des soumissions par le comité de sélection de la vérification de leur conformité. En effet, la Cour supérieure a récemment réitéré que l’évaluation des soumissions est un exercice subjectif, tandis que la vérification de leur conformité constitue une question objective.
L’importance de cette distinction réside dans le fait que les tribunaux doivent faire preuve de prudence lorsqu’il est question de vérifier la légalité des travaux du comité de sélection. Ainsi, la jurisprudence énonce que les décisions du comité de sélection doivent présentées des motifs sérieux, notamment une irrégularité majeure, pour être rejetées. Or, lorsqu’il est question de conformité, les tribunaux ne sont pas tenus d’exercer le même degré de prudence pour intervenir. Dans un jugement rendu la semaine dernière, la Cour supérieure a déterminé qu’elle avait compétence pour se pencher sur la conformité d’un soumissionnaire avec une exigence relative à l’expérience.
Les faits
La ville de Blainville (la «Ville») a lancé un appel d’offres pour «l’installation d’un revêtement synthétique» sur un des ses terrains de soccer. Les documents d’appel d’offres prévoient entre autres que l’entrepreneur doit détenir au moins cinq années d’expérience au Québec. Il est également prévu que l’entrepreneur doit compter un contremaître possédant aussi cinq années d’expérience.
Au terme du processus d’appel d’offres, la Ville reçoit six soumissions, dont celles de Tapitec inc. («Tapitec») et Les Sols Sportica inc. («Sportica»), s’élevant respectivement à 482 274,98$ et 485 055,13$. Après évaluation, le comité de sélection attribue 78,00 points à Tapitec et 79,83 à Sportica. La soumission de cette dernière étant jugée conforme, la Ville adjuge le contrat en sa faveur.
Le nombre insuffisant d’années d’expérience de Sportica constitue le principal point en litige. Néanmoins, son président et actionnaire majoritaire, Sylvain Leclair («Leclair»), a oeuvré dans le secteur pendant 25 ans.
Les arguments
En raison de ce manque d’expérience, Tapitec estime que le contrat aurait dû lui être octroyé. Elle souligne qu’elle a présenté le plus bas prix et obtenu le deuxième meilleur pointage. Tapitec est d’avis que bien que Sportica ait obtenu un meilleur pointage, sa soumission est non conforme et aurait dû être rejetée. Elle invoque qu’il s’agit d’une irrégularité majeure pour laquelle la Ville ne peut passer outre.
De son côté, la Ville soutient que l’expérience de Leclair et l’historique de Sportica viennent pallier à cette insuffisance. Alternativement, elle soutient qu’il s’agit d’une irrégularité mineure qui peut être surmontée en raison de l’expérience de Leclair.
La décision
Les documents d’appel d’offres prévoient que la Ville n’est pas tenue d’accepter quelque soumission que ce soit. Cependant, une fois qu’elle accepte une soumission, celle-ci doit être conforme.
Tel que mentionné précédemment, l’entrepreneur retenu doit posséder cinq années d’expérience dans le domaine. À ce sujet, la Ville invoque que le terme «entrepreneur», tel que défini dans les documents d’appel d’offres, inclut un représentant. La Cour rejette cet argument, précisant qu’il est risqué d’interpréter ce terme trop largement. Elle souligne que partout dans l’appel d’offres, le terme «entrepreneur» inclut seulement l’entreprise et non ses dirigeants. Ainsi, à la lecture de la clause concernant l’expérience requise, la Cour affirme que la soumission de Sportica n’est pas conforme.
Comme les documents d’appel d’offres prévoient que la Ville peut passer outre un vice de forme ou un défaut mineur, la Cour doit déterminer la teneur de l’irrégularité. Elle réitère le principe énoncé par la jurisprudence, à savoir que «l’irrégularité ne doit pas avoir d’effet sur le prix de la soumission et ne doit pas avoir rompu l’équilibre entre les soumissionnaires».
En l’espèce, la Cour estime que la Ville peut passer outre l’expérience insuffisante de Sportica, qualifiant cette irrégularité de défaut technique. En effet, Sportica est «un joueur sérieux dans ce domaine hautement spécialisé» ayant «la capacité de faire l’installation et l’entretien du terrain par la suite». La Cour arrive à cette conclusion puisqu’en réalité, Sportica possède 25 ans d’expérience dans le domaine, si on considère l’époque précédant son incorporation lors de laquelle Leclair était propriétaire de la société Defargo de 1985 à 2007. En 2007, il vend Defargo, tout en y travaillant pendant une année. Puis, en 2009, son associée incorpore Sportica, société à laquelle il se joint après avoir cessé d’oeuvrer dans le domaine en raison d’une clause de non-concurrence.
La Cour retient également le fait que Sportica a fait état de son expérience de manière «complète et véridique» dans sa soumission. Sportica a notamment joint son certificat d’immatriculation indiquant sa date d’incorporation. De plus, elle a distingué les projets réalisés avant son incorporation de ceux qui la succèdent. Ce faisant, la Cour est d’avis que la Ville n’a pas été induite en erreur quant à l’expérience de Sportica. Elle ajoute que les précisions données par Sportica démontrent qu’il y a eu une «continuité de l’entreprise».
Pour ces motifs, la Cour rejette l’action de Tapitec en énonçant que «la Ville pouvait raisonnablement conclure que Sportica était la continuation des entreprises précédentes et avait donc l’expérience voulue».