Le Gouvernement ne boulware pas…
Ah, la mauvaise foi… Pour Nestor Roqueplan, elle est l’âme de la discussion et, pour Philippe Bouvard, elle regroupe les convictions d’autrui que l’on ne partage pas. Cela dit, quelle que soit la façon dont elle est perçue, une chose est sûre : elle ne fait pas bon ménage avec la négociation collective.
En effet, le second alinéa de l’article 53 du Code du travail prévoit que, une fois débutées, les négociations doivent « se poursuivre avec diligence et bonne foi ». Au Québec (comme ailleurs au Canada), il est donc illégal de négocier de mauvaise foi. D’un point de vue philosophique, cette règle a pour objet de favoriser la tenue d’échanges rationnels entre les parties afin de réduire l’occurrence de conflits de travail « inutiles » (dans le sens de fondés sur une simple incompréhension entre les parties plutôt que sur un véritable désaccord).
En principe, négocier de mauvaise foi, c’est faire défaut de négocier de bonne foi (je sais… mais il faut vraiment voir le concept dans sa forme négative pour bien le saisir) et, partant, c’est refuser d’établir un véritable dialogue avec son vis-à-vis (voir l’arrêt Health Services, [2007] 2 R.C.S. 391) et/ou omettre de chercher honnêtement à trouver un compromis (voir l’arrêt Royal Oak Mines inc., [1996] 1 R.C.S. 369).
Bien que cela n’ait jamais été synthétisé dans ces mots par les tribunaux, je crois qu’on peut dire que l’obligation de négocier de bonne foi a deux (2) grands volets : un volet procédural (c.-à-d. le « comment » nous négocions) et un volet normatif (c.-à-d. le « quoi » nous négocions).
Les obligations procédurales sont passablement nombreuses et sont à l’origine de la plupart des problèmes examinés par les tribunaux. Elles comprennent notamment l’obligation d’accepter de rencontrer son vis-à-vis et de discuter avec ses représentants, celle d’expliquer sa position et de la motiver, celle d’informer son vis-à-vis des assises de ses prétentions et, le cas échéant, de lui permettre de prendre connaissance des documents pertinents, etc.
Les obligations normatives sont, quant à elles, beaucoup moins nombreuses. En effet, l’obligation de négocier de bonne foi n’oblige pas les parties à s’entendre et elles peuvent même légalement adopter des positions très rigides (le soi-disant hard bargaining) sans y contrevenir. En fait, on peut comprendre de la jurisprudence que, sur le plan normatif, la seule règle est de ne pas adopter une position déraisonnable, discriminatoire ou arbitraire (c.-à-d. de ne pas abuser de son droit de négocier). [1]
Bon… c’est bien beau tout ça, mais, me demandez-vous de votre bureau, pourquoi est-ce que je vous parle de négociations de mauvaise foi ce matin, ce midi ou ce soir? La raison, mesdames et messieurs, c’est la renversante décision rendue le 30 janvier dernier par la Commission des relations du travail dans un litige opposant le Gouvernement du Québec et la plupart des syndicats de la fonction publique québécoise [le jugement est ici, un article de La Presse Canadienne est ici et le (toujours coloré) communiqué de presse de la CSN est ici – je n’ai pas trouvé la réponse officielle du Gouvernement sur la Toile].
Les faits à l’origine de cette décision (et la décision elle-même) sont passablement simples.
En 2003, le Gouvernement et les syndicats qui représentent ses employés entreprennent les négociations devant mener au renouvellement des conventions collectives du secteur public. À un certain point (la décision ne mentionne pas quand exactement et ce, même si c’est relativement important comme détail), le Gouvernement annonce à ses vis-à-vis (et publiquement) que son enveloppe salariale maximale est de 12.6% d’augmentation (de la masse salariale) sur six (6) ans et que cette enveloppe comprend le coût éventuel de l’équité salariale. Tant à la table de négociation que dans les médias, le Gouvernement indique que cette position est ferme et, dans les faits, il maintient le cap tout au long des négociations, lesquelles se termineront à la fin décembre 2005 par la signature d’ententes collectives concernant la plupart des clauses normatives (sauf avec la CSN, laquelle refusera de signer) et par l’adoption d’une loi (la « Loi 43 » concernant les conditions de travail dans le secteur public – ici) fixant les conditions monétaires (lesquelles s’inscrivent dans le cadre annoncé antérieurement par le Gouvernement).
Dans les jours suivants l’adoption de la Loi 43, les syndicats entreprennent une campagne juridique, médiatique et politique afin de contester l’attitude du Gouvernement dans ce dossier, alléguant notamment que le Gouvernement aurait négocié de mauvaise foi en étant intransigeant dans les discussions entourant son enveloppe salariale. C’est à cette allégation que la Commission des relations du travail donne (favorablement) suite dans sa décision du 30 janvier.
En résumé, la Commission considère que la « position de l’employeur [i.e. le Gouvernement] d’adopter un cadre inflexible dès le début de la négociation et de la maintenir tout au long de celle-ci démontre bien sa véritable intention : celle de ne pas négocier le volet salarial. » [paragraphe 75 de la décision] Elle juge donc que, « sur le seul volet des offres salariales, l’employeur a négocié de mauvaise foi ». [paragraphe 90]
La Commission ajoute par ailleurs que, « en incluant dans le cadre budgétaire de 12,6% l’équité salariale, le Conseil du trésor a aussi négocié de mauvaise foi » [paragraphe 91].
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J’ai quatre (4) commentaires à formuler sur cette décision:
1) Il est rarement « inutile et fastidieux » de relater la preuve (voir le paragraphe 11 de la décision)
Compte tenu des circonstances, la décision est (très) sommaire et peu motivée. Cela est très curieux lorsque l’on considère que la preuve a duré plus de 70 jours et que (j’imagine) les parties ont développé moult arguments pour étayer leurs positions. [2] C’est également très navrant lorsque l’on considère l’importance que cette décision est susceptible d’avoir (si elle n’est pas renversée par une instance supérieure) dans l’avenir des rapports collectifs de travail au Québec.
2) Un tribunal spécialisé devrait développer davantage son raisonnement lorsqu’il traite d’une question nouvelle ou importante
L’absence d’un véritable exposé factuel (le commissaire Garant reprend seulement certains extraits choisis de la preuve et ce, de façon très superficielle) rend difficile l’appréciation du mérite de la décision. En d’autres mots, on comprend mal la logique ayant mené le commissaire à rendre la décision qu’il a rendue (soyons clairs : on comprend bien que le commissaire n’a pas aimé l’attitude du porte-parole patronal, mais on comprend mal pourquoi il juge que cela signifie que le Gouvernement a négocié de mauvaise foi).
En fait, compte tenu du caractère relativement succinct de la décision, on ne sait pas si la Commission a jugé que le Gouvernement avait contrevenu à l’aspect procédural de l’obligation de négocier de bonne foi ou à son aspect normatif. Certains aspects de la décision laissent croire que c’est la « façon » dont la négociation s’est déroulée qui a choqué la Commission; il s’agirait donc d’une violation de l’aspect procédural. Cela dit, outre le fait que le Gouvernement s’était fixé un cadre financier passablement rigide (i.e. un « quoi » plutôt qu’un « comment »), le commissaire n’explique pas où et comment l’employeur a fait preuve d’intransigeance (étant compris que le simple fait de dire non et de maintenir sa position n’est pas intransigeant en soi). La preuve (brièvement) relatée par le commissaire semble plutôt établir la présence d’échanges continus entre les parties (le Gouvernement allant jusqu’à bonifier son offre initiale pour octroyer un 2% d’augmentations additionnelles à son personnel) et rien n’indique que le Gouvernement aurait refusé de moduler ou d’aménager ses offres pour tenir compte des propositions des syndicats. Nous sommes donc bien loin d’une conduite s’apparentant au boulwarisme. [3]
Or, si le manquement n’est pas procédural, c’est qu’il doit être normatif (i.e. le commissaire s’objecte au mérite de la position patronale). Mais cela pose un autre problème fondamental…
3) Le Gouvernement abuse rarement de ses droits
La question mériterait un examen beaucoup plus approfondi que ce qu’il possible de faire dans un billet sur un blogue, mais, même si je suis prêt à reconnaître la possible existence d’un aspect normatif à l’obligation de négocier de bonne foi, je doute sincèrement que le Gouvernement puisse contrevenir à ce volet de l’obligation. Je ne veux pas revenir en détail sur le Rapport Martin-Bouchard de 1978 ou sur les grandes théories développées à l’époque (ou depuis) sur les limites de l’interaction entre l’État et ses syndicats, mais disons simplement que je ne pense pas que la Commission des relations du travail soit habilitée à juger du caractère raisonnable ou déraisonnable des décisions financières (et foncièrement politiques) prises par le Gouvernement que nous avons collectivement et démocratiquement élu. En effet, si je vote pour un gouvernement qui souhaite sabrer dans les dépenses publiques (notamment en coupant le salaire de ses fonctionnaires), j’aime bien penser qu’il pourra le faire sans qu’un tribunal administratif ne lui dise qu’il est abusif… J’espère donc vraiment que la récente décision de la Commission n’était pas fondée sur l’aspect normatif de l’obligation de négocier de bonne foi parce que, dans le cas contraire, nous avons un gros problème. [4]
4) L’équité salariale n’est pas le problème
Le volet « complémentaire » de la décision de la Commission (i.e. celui sur l’équité salariale) soulève un faux problème. Le Gouvernement n’a pas « négocié » l’équité salariale (comprenons-nous bien : il y a toujours de la négociation, mais elle s’inscrit dans le cadre du processus normal d’équité salariale); il a simplement décidé de tenir compte de son coût dans l’établissement de son mandat financier (ce qui est parfaitement logique et raisonnable). Je dois donc vous admettre que j’ai beaucoup de mal à comprendre le raisonnement du commissaire Garant sur cette question (voir les paragraphes 96 à 103 de la décision) et, à ce stade, je me limiterais à présumer que le commissaire a vu, dans l’ajout de cette question à l’intérieur d’une enveloppe qu’il considérait (?) trop rigide, une démonstration additionnelle de l’intransigeance de l’employeur. C’est donc une facette du problème principal plutôt qu’un problème en soi.
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Ouf… désolé pour le long billet. J’achève 🙂
En conclusion, trois (3) choses à retenir au sujet de la décision du 30 janvier 2012:
a) Il serait souhaitable que la décision soit contestée par le Gouvernement, ne serait-ce qu’afin qu’un tribunal en clarifie les fondements.
b) Vous pouvez continuer d’être « hard as a rock » dans vos négociations, mais gardez toujours l’oreille ouverte, soyez toujours réceptif aux commentaires de votre vis-à-vis et, à l’intérieur de vos mandats, soyez prêt à faire les ajustements requis pour tenter de parvenir à une entente. Je ne crois par ailleurs pas que la récente décision de la Commission doit être perçue comme une invitation à revenir aux techniques de négociation d’antan (où l’employeur demande systématiquement un gel des salaires simplement parce qu’il doit se conserver un espace pour la négociation – ou affirme artificiellement que son mandat est de 10% maximum sur 5 ans simplement pour être capable d’offrir 2% de plus tant en respectant son mandat de 12%).
c) Jusqu’à preuve du contraire, vous pouvez continuer à tenir compte des coûts reliés à la mise en oeuvre de l’équité salariale lorsque vous établissez la marge de manoeuvre dont vous disposez dans le cadre de vos négociations collectives. Après tout, comme dirait mon père, « l’argent ne pousse pas dans les arbres » et, si l’équité salariale a réduit la capacité financière de votre entreprise, vous ne pouvez pas ignorer cette réalité.
Sur ce, je vous souhaite une excellente fin de semaine.
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P.S. : Je tiens à remercier mon associé et grand guru de la négociation collective, Me Louis Leclerc, pour son précieux input dans la rédaction de ce billet. Pour ce qui est de l’arrêt THQ (dont je vous parlais dans mon billet précédent), Stéphane ou moi le commenterons dans l’un de nos prochains billets.
[1] : Je vous prie de noter que je suis d’avis qu’il est TRÈS difficile de contrevenir à l’aspect normatif de l’obligation de négocier de bonne foi. En fait, il ressort clairement de la jurisprudence que le législateur voulait protéger la méthode (i.e. le comment) beaucoup plus que le mérite (i.e. le quoi). Cela dit, parce que certaines positions pourraient être si choquantes qu’elles empêchent un dialogue véritable, je crois qu’il faut reconnaître l’existence d’un aspect normatif à l’obligation (position également fondée sur les commentaires de la Cour suprême dans l’affaire Royal Oak Mines).
[2] : Vous remarquerez, à la lecture des paragraphes 7 et 12 de la décision, que la position du Gouvernement était simple (voire simpliste) si on se fit au commissaire. Dès que j’aurais mis la main sur la plaidoirie déposée à la Commission, je verrai à mettre mon billet à jour en conséquence.
[3] : Selon Gérard Dion et son Dictionnaire canadien des relations du travail, le boulwarisme est une « tactique de négociation selon laquelle la première offre de l’employeur, présumément réaliste et incorporant déjà le maximum possible de concessions, est aussi son offre finale. La méthode vise à supprimer le bluff que l’on retrouve habituellement dans les premières offres patronales ou les demandes syndicales. D’un autre côté, parce que l’employeur n’acceptera de modifier son offre que sur des points mineurs ou à la suite d’une preuve d’erreur de sa part, l’offre unique prend facilement le caractère d’un ultimatum. La formule doit son origine et son nom à Lemuel Boulware, ancien vice-président de la compagnie General Electric. » Notez que certains considèrent que cette tactique (parce qu’elle empêche complètement la discussion entre les parties) équivaut à négocier de mauvaise foi.
[4] Notez que, dans un tel contexte, je trouve TRÈS particulier que le Gouvernement ait (selon la décision) tenté d’expliquer le mérite de sa décision… N’est-ce pas là une façon de reconnaître qu’elle devait être expliquée?