Les unions, qu’ossa donne?
Parfois, les choses les plus simples peuvent devenir incroyablement compliquées…
Prenez l’article 2 de la Charte canadienne des droits et libertés à titre d’exemple.
À première vue, il s’agit une disposition passablement simple qui indique que nous disposons tous de certaines libertés fondamentales : la liberté de conscience et de religion, la liberté de pensée, de croyance, d’opinion et d’expression, la liberté de réunion pacifique et la liberté d’association.
Mais qu’est-ce que c’est la liberté d’association? Pour paraphraser Yvon Deschamps, qu’ossa donne au juste?
En 1987, la Cour suprême du Canada avait, par le truchement d’une célèbre trilogie (la décision relative au Renvoi relatif à la Public Service Employees Relations Act et les arrêts AFPC et SDGMR), répondu à cette question en indiquant que:
Ce que la liberté d’association vise à protéger, ce ne sont pas les activités de l’association en tant qu’activités particulières, mais la liberté des individus d’interagir avec d’autres êtres humains, de les aider et d’être aidés par eux dans les diverses activités qu’ils choisissent d’exercer.
En d’autres mots (et pour simplifier), la liberté d’association était la liberté de créer une association de quartier, un club de bowling, un parti politique, un syndicat, etc. Ainsi, sauf exceptions, le législateur ne pouvait pas sanctionner un canadien parce qu’il participait à une association, mais il n’avait aucune obligation envers l’association elle-même et cette dernière ne bénéficiait d’aucun droit particulier en raison de sa nature associative (le législateur n’avait pas, à titre d’exemple, l’obligation de permettre à un syndicat de faire la grève).
Cette réponse était simple et relativement facile à appliquer et, pendant près de 15 ans, elle demeura la réponse.
Cependant, puisque rien n’est jamais simple en droit, la Cour suprême décida, en 2001, de moduler un peu son point de vue sur la question (par le biais de l’arrêt Dunmore) et, en 2007, elle opta carrément pour une révolution en émettant l’arrêt Health Services and Support.
Health Services and Support écartait explicitement les enseignements de la trilogie et, considérant désormais que la liberté d’association accorde des droits directement aux associations (par opposition à leurs membres), la Cour suprême constitutionnalisait le droit de négocier collectivement.
Évidemment, ce brusque changement de cap remettait l’ensemble de la jurisprudence existante en question. Si le droit de négocier collectivement est protégé par la Charte, qu’en est-il du droit de grève? Qu’en est-il du droit au monopole de représentation syndical? Etc.
Ce qui devait arriver arriva donc et, entre 2007 et 2010, les tribunaux canadiens commencèrent à constitutionnaliser certains aspects de notre modèle nord-américain des relations du travail.
Or, même si, dans plusieurs industries, une telle approche n’avait pas beaucoup d’effets immédiats (puisque le législateur accorde déjà volontairement des droits étendus aux syndicats – par le biais du Code du travail par exemple), le nouvel interventionnisme des tribunaux altérait radicalement les relations du travail dans certains secteurs d’activités où le législateur avait choisi de restreindre le rôle des syndicats (pensons, par exemple, à l’agriculture, aux garderies familiales, etc.) et était susceptible d’avoir des impacts majeurs dans l’ensemble de notre économie (pensons, par exemple, à l’éventuelle abolition de lois spéciales dans le secteur public, à la mise en place d’une protection accrue du droit de grève, etc.). Il faut en effet comprendre que la « constitutionnalisation » d’un droit signifie que le législateur doit (sauf exceptions) l’accorder alors que, normalement, le législateur est libre de déterminer les droits qu’il accorde ou non aux citoyens.
L’arrêt Ontario (Procureur général) c. Fraser, rendu vendredi dernier par la Cour suprême du Canada, vient apaiser (un peu) les inquiétudes du mouvement patronal sur cette question névralgique.
Fraser, c’est, dans une certaine mesure, l’aboutissement des arrêts Dunmore et Health Services and Support puisqu’il s’agit d’un dossier concernant le monde agricole (visé par l’arrêt Dunmore) où un syndicat réclame (à la lumière de Health) la « constitutionnalisation » de certains droits, dont celui de bénéficier d’un monopole de représentation syndicale et celui de pouvoir négocier de bonne foi avec un employeur. C’est aussi un dossier un peu étrange parce que, dans les faits, les droits des travailleurs agricoles étaient protégés (mais d’une façon moins « intense » que pour d’autres catégories d’employés) et la question en litige était véritablement de savoir si cette protection est suffisante pour respecter la Charte.
Or, dans un jugement (très) divisé (seule la juge Abella est dissidente, mais la majorité est divisée en 3 groupes aux opinions divergentes), la Cour parvient à la conclusion que la protection offerte aux travailleurs agricoles est adéquate et, ainsi, refuse d’étendre encore davantage la protection offerte aux salariés par la Charte (pour les intéressés, le coeur de la décision se trouve aux paragraphes 98 à 113).
Cela dit, pour parvenir à cette conclusion malgré le caractère minimaliste de la protection qui était offerte aux travailleurs agricoles, le groupe majoritaire (dont les motifs sont rédigés par les juges McLachlin et Lebel) empruntent un chemin sinueux et (contrairement au juge Rothstein) refuse de redéfinir à nouveau la liberté d’association afin d’en restreindre la portée. Ainsi, au lendemain de l’arrêt Fraser, l’arrêt Health Services and Support demeure l’arrêt de principes définissant la liberté d’association et cette dernière conserve une portée passablement large. Cependant, la Cour manifeste désormais une volonté plus ferme de respecter les choix du législateur et, dans ce contexte, elle considère qu’elle doit refuser d’intervenir si le régime existant est susceptible d’offrir au syndicat une véritable opportunité de négocier (même si l’opportunité ne se matérialise pas toujours). En d’autres mots, la Cour ne modifie pas les règles du jeu, mais elle ajuste la façon de les appliquer.
Il sera très intéressant de voir comment l’arrêt Fraser influencera l’application des principes de Health Services and Support dans l’avenir. Plusieurs questions sont en effet toujours sans réponse et, à bien des égards, même les quelques réponses que nous avons semblent bien fragiles.
Pour ma part, je souhaite que Fraser incite les tribunaux à la plus grande prudence avant de couler dans le béton constitutionnel des droits qui doivent continuer à évoluer afin de permettre l’atteinte d’un équilibre efficace dans nos relations du travail.
Et pour vous, les unions qu’ossa donne (et qu’ossa devrait donner)?