Rédaction de baux commerciaux : les experts dévoilent leur bête noire

Qui n’a pas haussé les yeux au ciel en révisant un bail de 60 pages, mal rédigé, mal traduit, mal adapté au droit québécois, et truffé d’incohérences et d’anachronismes ? En cette période festive, j’ai pensé nous gâter un peu en recensant les sujets qui irritent le plus les négociateurs de baux. J’ai donc demandé à mes amis experts de me faire part de leur bête noire « préférée », ou « pet peeve ». (Qu’est-ce qu’un « pet peeve » ? C’est l’irritant contre lequel on prend un malin plaisir à pester.)

Voici le résultat de ce tour d’horizon.

Je commencerais avec ce commentaire de Mme Andréanne Lavallée, évaluateur agréé, une professionnelle de l’immobilier commercial pour laquelle les baux n’ont plus de secrets, avec laquelle j’ai co-signé en 2010 un texte intitulé « Les baux commerciaux : comment maximiser leur impact positif sur la valeur marchande d’un immeuble ?». Mme Lavallée avait souligné ceci :

« – La section des définitions est primordiale pour l’évaluateur dans son travail. Mais attention aux définitions circulaires ou incomplètes. Un bail qui indique que la quote-part est la portion de l’aire louée divisée par l’aire louable ne vaut rien, si la définition de l’aire louable fait un renvoi au bâtiment sans en fournir la mesure exacte. »

La prochaine personne que j’ai consultée pour faire cette enquête est Me Steven Chaimberg, un avocat qui se démarque par sa curiosité intellectuelle, son franc-parler, et son sens de l’humour. Voici son « pet peeve » :

« – Clauses pursuant to which the Tenant waives its right to challenge the Landlord’s right of distraint, in leases for premises in Quebec. »

Curieux en effet, car « right to distrain », ou « distrain » (aussi désigné sous le vocable « right of distress »), dont la traduction en common law française est le droit de « saisir-gager » (oui, ça existe !), n’a pas cours en droit québécois. Plus précisément, le bailleur n’a pas de sûreté ou de droit de saisie sur les biens meubles du locataire, en droit québécois, à moins d’avoir une hypothèque mobilière conventionnelle, que ce soit dans une entente spécifique ou dans le bail, et à moins d’avoir publié cette hypothèque mobilière au RDPRM (Registre des droits personnels et réels mobiliers). Si la question vous intrigue, consultez ce document émanant du Manitoba, qui aurait pu être intitulé « Tout ce que vous avez toujours voulu savoir sur la saisie-gagerie mais n’avez jamais osé demander ».

Dans le même ordre d’idées, Me Julie Desrochers, une amie de longue date et une avocate d’une rigueur et d’un jugement sans failles, m’a fourni les commentaires suivants :

« – La négociation des clauses de « subordination and attornment ». Une clause d’attornment n’est pas requise au Québec en vertu de l’article 1886 du CCQ. Ainsi, l’aliénation de l’immeuble par le locateur ne permet pas au locataire de mettre fin prématurément à son bail. Quant à la clause de subordination, cette dernière n’a pas vraiment sa place dans les baux au Québec. En effet, au Québec, les droits du locataire ne sont que des droits personnels et non réels. Ainsi, le créancier hypothécaire qui réalise ses recours hypothécaires pourra dans tous les cas mettre fin au bail advenant le défaut du locataire aux termes de ce dernier et ce malgré l’absence d’une clause de subordination. »

Mon collègue, Me Marc-André Godin, pour sa part, sourcille quand il rencontre dans un bail des anachronismes, tels que :

« – Les références au Code civil du Bas-Canada (le bon vieux « CCBC »), qui a été remplacé par le Code civil du Québec (le « CCQ », qu’il ne convient plus, après 18 ans, de désigner par l’expression « nouveau code civil »), de même que

– les clauses de « privilège » du locateur (lesquelles ont été abolies en 1994, lors de l’entrée en vigueur du CCQ), et

– le droit de publier un bordereau (un autre vestige du CCBC), le CCQ permettant plutôt au locataire de publier son bail par « avis de bail ». »

Cependant, ce qui teste réellement les limites de la patience de Me Godin (malgré sa bonne humeur à toute épreuve), ce sont les perceptions erronées quant à la complexité des baux. À titre d’exemple, croire qu’un bail dont le loyer est de 5 millions de dollars requiert une révision de 15 (ou 20!) minutes, ou qu’il peut être rédigé à partir d’un standard universel, comme s’il s’agissait du formulaire de bail obligatoire de la Régie du logement, en matière de location résidentielle.

Pour sa part, mon autre collègue, Me Josée Béliveau, dispose d’un atout incomparable lorsqu’elle révise des baux : son œil de lynx. Ce précieux atout est régulièrement mis à contribution pour déceler toutes sortes d’incongruités dans les conventions, tels que :

« – Les références à des articles erronés voire même, inexistants. – Les droits de restriction, d’exclusivité ou autres qui sont inscrits à même des articles concernant un autre sujet. Ces droits sont donc cachés dans une autre clause. »

Sans oublier ce grand classique :

« – Le mauvais calcul de la durée du bail. Voici un exemple du cas le plus fréquent : « un termeune durée cinq (5) ans débutant le 1er janvier 2010 et se terminant le 31 décembre 2015 ». La findu termede la durée étant plutôt le 31 décembre 2014. »

(Pour connaître la raison du remplacement du mot « terme » par « durée », voir les commentaires de Me Denis Paquin, plus bas.)

Pour ma part, je suis particulièrement irritée par les clauses de taxes municipales anachroniques, qui exigent que le locataire s’engage à payer la surtaxe et les taxes d’affaires (pour un immeuble situé à Montréal), alors que ces taxes y ont été abolies depuis plusieurs années. Lorsque le bail n’est plus synchronisé avec les lois en vigueur, ou qu’il importe des façons de faire d’une autre juridiction, personne ne s’y retrouve, et c’est un passeport pour les tribunaux. On en voit une illustration dans ce jugement (Dorval Property c. Provigo), dont j’avais déjà parlé dans mon billet du 6 mai dernier. Le paragraphe 94 de ce jugement illustre bien qu’un bailleur risque de ne pas pouvoir appliquer des clauses de bail, si elles sont trop ambiguës car rédigées en fonction de la mauvaise législation :

« [94] The Court concludes that Section 8.(4)(a) is so poorly drafted that it is not enforceable. It is not possible to conclude that the means of calculating the exact amount of real estate taxes applicable to Provigo have been established by the clause. »

Et vous, avez-vous un sujet d’énervement préféré en ce qui concerne les baux commerciaux ou d’autres types de contrats ? Si oui, nous serions heureux de vous lire dans les commentaires postés sur ce blogue. Ne vous gênez pas!

Je lance également un appel aux bailleurs et aux locataires qui utilisent des offres de location et des baux types, pour qu’ils entreprennent un nettoyage afin d’éliminer ces irritants. Ces documents, une fois nettoyés et raccourcis, vous permettront de conclure des transactions plus rapidement et amélioreront ainsi l’efficacité de vos opérations. Ne serait-ce pas une bonne façon de commencer l’année 2013?

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