Une course à obstacle
Je sais que je vous avais promis de discuter de la question des requêtes en précisions pré-autorisation aujourd’hui, mais la Cour d’appel vient de rendre une décision de grande importance qui me force à repousser le sujet prévu à la semaine prochaine. Le 30 juillet dernier, je consacrais un billet à la règle du « first to file » (i.e. la règle mis de l’avant par la Cour d’appel dans l’affaire Hotte c. Servier (1997 CanLII 13363) selon laquelle la première requête en autorisation déposée est celle qui ira de l’avant lorsque plusieurs requêtes similaires sont déposées) et je vous soulignais qu’il semblait y avoir une remise en question de celle-ci dans certaines décisions récentes. Or, la Cour d’appel vient de se pencher sur la question.
En effet, dans l’affaire Schmidt c. Johnson (2012 QCCA 2132), la Cour d’appel s’est prononcée sur l’opportunité de renverser ou modifier la règle du « first to file ». Même si la Cour est venue quelque peu tempérer la règle, elle a décidé de conserver celle-ci à titre de principe général.
Comme je le soulignais en juillet dernier, le problème posé par les requêtes en autorisation concurrentes n’est pas simple à régler du point de vue pratique. Ainsi, si la règle élaborée dans l’affaire Hotte amène son lot d’inconvénients (le plus important étant certes la « course au palais »créée pour certains dossiers), elle a également les avantages d’être simple en application et d’éviter d’interminables, couteux et difficiles débats sur la requête qui devrait aller de l’avant.
Reconnaissant le fait que la « course au palais » pouvait causer préjudice aux membres du groupe (les requêtes rédigées le plus rapidement possible étant parfois moins que parfaites), la Cour a choisi de tempérer légèrement la règle mis de l’avant dans Hotte pour donner la discrétion au juge chargé de la gestion du recours de mettre de côté la préséance de la première requête déposée lorsqu’il en va de la protection de l’intérêt des membres et qu’il semble s’agir d’un abus de la règle de Hotte. Essentiellement, lorsque la première requête déposée apparaîtra au juge comme étant de piètre qualité, et donc préjudiciable aux intérêts des membres, il pourra choisir d’aller de l’avant avec une des requêtes subséquentes:
[47] Comme plusieurs autres auteurs, ils soulignent que, dans le cadre d’un recours collectif, le juge a un rôle de protection des intérêts des membres absents et ils proposent l’adoption d’une approche intermédiaire.
[48] À mon avis, c’est l’approche que cette Cour doit désormais favoriser, soit la deuxième des options décrites précédemment. Aller plus loin et retenir l’option de la Carriage Motion constitueraient un virage trop important, dont on ne me démontre pas à ce jour les avantages. D’ailleurs, aucune des parties devant nous ne le propose.
[49] Il s’ensuit que le juge De Grandpré n’a pas commis d’erreur de droit en affirmant que « [l]e tribunal n’a pas à appliquer aveuglément le principe ou la règle du “First to file” » (paragr. 9) et en soutenant que le tribunal « a le devoir de veiller à ce que les intérêts de toutes les personnes représentées soient adéquatement protégés » (paragr. 11). Par contre, dans son analyse, il me semble trop comparer les deux requêtes en autorisation et le comportement des avocats qui les mettent de l’avant, ce qui le rapproche dangereusement d’un Carriage Hearing.
[50] À mon avis, les effets pervers décriés plus haut tiennent d’un détournement de la finalité de la règle Servier. Cependant, ceux-ci pourraient possiblement être contrés par une application souple de la règle Servier se traduisant comme suit :
– la première requête déposée au greffe est, en principe, celle qui sera entendue en priorité;
– les requêtes subséquentes sont, entre-temps, suspendues et ne seront entendues, dans l’ordre de dépôt, que si la précédente est rejetée;
– la préséance dont jouit la première requête peut faire l’objet d’une remise en question par les avocats responsables des requêtes subséquentes; et
– celui qui conteste la préséance a le fardeau d’établir que la requête qui en bénéficie n’est pas mue dans le meilleur intérêt des membres putatifs, mais constitue plutôt un abus de la règle Servier.[51] La démonstration que la première requête n’est pas mue dans le meilleur intérêt des membres putatifs doit être faite à partir d’éléments propres à la requête contestée et non par une démonstration de la supériorité de la qualité de la requête concurrente, du représentant proposé ou des avocats qui la mettent de l’avant. Il ne s’agit pas d’une joute entre deux cabinets d’avocats à la recherche d’honoraires ou entre deux organisations à la recherche de publicité.
[52] Ainsi, est admissible la démonstration que la première requête déposée au greffe souffre de graves lacunes, que les avocats qui en sont les responsables ne s’empressent pas de la faire progresser, qu’ils ont déposé des procédures similaires ailleurs au Canada, et ce, pour les mêmes membres putatifs, etc., c’est-à-dire des indices que les avocats derrière la première procédure tentent uniquement d’occuper le terrain et ne sont pas mus par le meilleur intérêt des membres putatifs québécois.
[53] Lorsque la première requête est de qualité acceptable et que les avocats qui la mettent de l’avant démontrent leur volonté de faire progresser le dossier dans les meilleurs délais, la règle du premier qui dépose devrait prévaloir pour éviter un débat long et coûteux comme il peut y en avoir dans le reste du Canada sur la meilleure des procédures, avec tout l’aspect subjectif, voire aléatoire, que cela peut représenter.
Ainsi, la Cour a décidé de conserver en principe la règle du « first to file » (avec raison selon moi). Avant cette décision, certains qualifiaient la situation comme en étant une qui créait une « course au palais ». Aujourd’hui, l’on parle plutôt d’une course à obstacle (l’obstacle étant la préparation et la rédaction d’une requête en autorisation de qualité).