Des risques d’être trop convaincant…
Rares sont certainement les avocats qui ne ressentent pas au moins un petite fierté en constatant qu’en rendant jugement, le juge reprend leurs arguments, voire même cite certains passages de leur plaidoirie. Pour l’avocat et son client, c’est généralement un compliment qui fait plaisir. Non seulement le juge accepte notre position, mais il confirme de manière éloquente le bien-fondé des arguments qu’on lui a soumis, justifiant ces interminables heures de recherche et de préparation du dossier.
Les avocats devraient cependant se méfier. Qui trop embrasse mal étreint, semble-t-il, et l’avocat qui a trop bien su convaincre le juge pourrait s’en mordre les doigts en appel…
Comme le démontre l’arrêt de la Cour d’appel de Colombie-Britannique dans l’affaire Cojocaru (Guardian Ad Litem) c. British Columbia Women’s Hospital and Health Center, 2011 BCCA 192, auquel faisait récemment référence Simon Fodden dans un blogue sur Slaw.ca, le fait pour le juge de reprendre trop intégralement les arguments d’une partie peut en soi constituer un motif d’appel.
Dans cette affaire, la majorité de la Cour a en effet conclu qu’en reprenant presque mot pour mot une bonne partie des représentations écrites des demandeurs, le juge de première instance avait violé son obligation de motiver sa décision, ce qui constituait un motif suffisant pour ordonner la tenue d’un nouveau procès.
Il faut dire que la situation était particulière. À la suite d’un procès de 30 jours dans un dossier de responsabilité médicale, le juge Groves, de la Cour suprême de Colombie-Britannique, avait rendu un jugement de 105 pages accueillant l’action des demandeurs. Sur les 368 paragraphes de son jugement, toutefois, 321 paragraphes constituaient une « wholesale, uncritical reproduction of the respondents’ written submissions » (au par.115), le juge se contenant d’y remplacer des phrases comme « it is submitted » par « I have concluded » (incidemment, le juge ne mentionnait aucunement la source de ses propos !).
Comme l’expliquent les juges Levine et Kirkpatrick, la Cour d’appel ne se retrouvait pas devant une situation « usuelle » de motivation insuffisante du jugement de première instance. En apparence, les longs motifs du juge Groves semblaient contenir une analyse suffisamment complète et cohérente des faits et du droit. En cela, ils paraissaient respecter l’obligation du juge de motiver sa décision et permettre à la Cour d’appel d’exercer son pouvoir de révision.
La difficulté se situait à un autre niveau. En épousant presque complètement la thèse des demandeurs, et en reprenant mot pour mot de longs passages de leurs représentations, le juge ne démontrait pas que ses motifs étaient le fruit de son analyse personnelle ou découlaient de son propre raisonnement, violant ainsi son obligation de motiver sa décision et forçant la reprise du procès devant un autre juge.
Considérant la nature de notre système (et la difficulté pour bien des avocats de résister à la tentation de présenter la position de leurs clients sous un jour, disons… un tantinet plus favorable que ne le justifierait une analyse parfaitement objective), ne devrait-on pas, en effet, s’attendre à ce qu’un juge soit généralement forcé d’adopter une position qui lui soit propre, et qui se situe quelque part entre les positions respectives des parties ? N’est-il pas quelque peu improbable qu’une partie prenne systématiquement la « bonne position » sur chacun des enjeux soulevés par un dossier complexe ?
Notre système contradictoire a peut-être tendance à présenter les procès comme des combats singuliers entre les parties, dont le juge serait chargé de proclamer le vainqueur. L’arrêt Cojocaru nous rappelle cependant que là n’est pas la nature d’un procès ou le rôle du juge. Un procès n’est pas comme un arbitrage au baseball, où l’arbitre est appelé à choisir, entre les positions soumises par les parties, celle qui lui semble préférable. Le juge se doit d’analyser lui-même la preuve et les arguments, et d’en venir à une conclusion qui lui soit personnelle.
En plus de favoriser le développement cohérent de la jurisprudence et de forcer le juge à porter son attention sur chacune des questions en litige, diminuant les risques qu’il laisse de côté ou minimise la portée des questions importantes, la Cour d’appel rappelle que l’obligation du juge de motiver sa décision joue un rôle important dans le maintien de la confiance du public envers le système judiciaire.
En adoptant trop intégralement la position – et la prose – d’une partie, aussi bien fondée ou bien tournée qu’elle soit, le juge donne prise aux critiques qui pourraient considérer qu’il s’est contenté de choisir la position qui lui paraissait préférable, sans vraiment analyser la question par lui-même.
La prochaine fois que vous vous apprêterez à soumettre un plan d’argumentation détaillé à un juge, peut-être devriez-vous y penser à deux fois…