Le droit fondamental de porter des bijoux
En préparant ma conférence de la semaine dernière sur les développements récents en matière de droits de la personne, je suis tombé sur une décision de juin 2010 rendue dans l’affaire Siemens Canada Ltée et Syndicat national de l’automobile, de l’aérospatiale, du transport et des autres travailleuses et travailleurs du Canada (TCA-Canada), D.T.E. 2010T-645 (T.A.). Cette décision porte notamment sur le droit d’un employeur d’interdire le port de bijoux durant le travail.
Dans cette affaire, le syndicat argumentait qu’une telle politique constituait une atteinte aux droits fondamentaux de la personne. Et c’est effectivement la conclusion retenue par le tribunal. Dans cette affaire, l’employeur, une entreprise de fabrication de panneaux électriques résidentiels et commerciaux, avait décidé de mettre en vigueur une nouvelle politique sur la santé et la sécurité du travail en vertu de laquelle il était notamment interdit de porter des bijoux durant le travail. Il est à noter que cette politique était applicable sans égard au poste particulier occupé par le salarié.
Dans le cadre de sa décision, l’arbitre a tout d’abord analysé s’il y avait eu violation de certains droits fondamentaux prévus à la Charte. Il a examiné, dans un premier temps, l’existence ou non d’une atteinte avant de par la suite examiner si cette atteinte répondait aux critères de l’article 9.1 de la Charte (objectif rationnel, proportionnalité et atteinte minimale). Je me limiterai pour ma part à l’aspect « atteinte à un droit fondamental » qui m’apparaît l’aspect le plus intéressant de cette décision.
Afin de justifier sa politique, l’employeur alléguait les dispositions du Règlement sur la santé et la sécurité au travail, le Code civil ainsi que le fait que cette politique faisait suite à une recommandation du comité paritaire de santé et de sécurité au travail composé de représentants patronaux et syndicaux. Examinant si l’interdiction du port de bijoux constitue une atteinte aux droits fondamentaux de la personne, l’arbitre se dit d’avis que cette interdiction n’affecte généralement pas le droit à l’intégrité physique de la personne ajoutant que parfois, « le droit à l’intégrité pourrait être en cause; par exemple (…) chez une personne qui porte un anneau dans une lèvre, sur un sourcil, etc. » En d’autres termes, une politique interdisant le port de « piercings » pourrait porter atteinte au droit fondamental à l’intégrité de la personne.
Par la suite, l’arbitre ajoute qu’à coup sûr, l’interdiction du port de bijoux au travail affecte l’image de la personne et son apparence physique qui, bien que non protégées par la Charte, sont des attributs du droit à la vie privée qui lui est prévu à l’article 5. À cet égard, l’arbitre indique :
« [93] (…) Ce droit existe 24 heures par jour, à l’ouvrage comme ailleurs. Un salarié a droit a son apparence physique, à projeter l’image de sa personne comme il le désire, à l’usine autant que sur la rue ou chez lui, d’autant plus qu’il s’agit ici non seulement de vie privée, mais d’une forme de liberté d’expression. »
Revenant sur la question du droit à la vie privée, l’arbitre cite avec approbation la décision Aubry c. Édition Vice et Versa, [1998] 1 R.C.S. 591. Cette décision est probablement l’une de celles qui a été utilisée le plus pour d’autres fins que pour celles pour laquelle elle a été rendue. Dans cette affaire, il s’agissait d’une jeune fille de 17 ans qui était assise sur les marches d’un immeuble et qui avait été prise en photo par un photographe. La photo en question avait par la suite été publiée dans une revue. La Cour suprême devait donc déterminer si le droit à la vie privée devait avoir préséance sur le droit du public à l’information et la liberté d’expression du photographe.
L’éditeur argumentait dans cette affaire qu’il ne pouvait être question de vie privée puisque la photo avait été prise alors que la jeune fille était visible de la rue. La Cour n’a pas retenu cette prétention indiquant que le droit à la vie privée inclut « la faculté de contrôler l’usage qui est fait de son image », que « toute personne possède sur son image un droit qui est protégé », « qu’il y a violation du droit à l’image (…) dès que l’image est publiée sans consentement et qu’elle peut l’identifier de la personne ». À mon avis, une différence aurait pu être faite entre le droit d’une personne de contrôler l’usage qui est fait de son image et le droit de porter des bijoux au travail. À tout événement, l’arbitre ajoute par la suite que :
« [100] Le droit à l’image englobe l’apparence personnelle. Et, à mon avis, il inclut les aspects ornementaux, les bijoux par exemple, qui sont considérés par plusieurs personnes comme faisant partie de leur identité. »
Il est à noter que cette décision est loin d’être une position isolée. Au contraire, l’arbitre cite un grand nombre de décisions qui vont passablement dans le même sens. Certaines d’entre elles avaient notamment reconnu que l’obligation faite à un salarié de se couper les cheveux ou de se raser la barbe affecte le droit à la vie privée. Bien que je ne sois pas nécessairement d’accord avec cette conclusion, je me dois de constater qu’un salarié qui se coupe les cheveux ou se rase la barbe pour le travail ne peut pas porter la barbe ou avoir les cheveux longs dans sa vie personnelle. C’est différent d’un salarié à qui l’on demande d’enlever sa montre, son collier, sa bague ou son bracelet durant les heures de travail.
Force est toutefois d’admettre que la tendance des tribunaux est d’étendre de plus en plus la portée des droits fondamentaux. On peut d’ailleurs se demander si lors de l’adoption de la Charte en 1975, on a pu s’imaginer qu’un jour, le droit de porter une montre, un collier ou un bracelet au travail serait considéré comme un droit fondamental. Il est temps que les tribunaux supérieurs se penchent sur ce type de questions pour nous donner un meilleur éclairage. Malheureusement, l’affaire Siemens n’a pas été portée en révision judiciaire et par conséquent, ne nous donnera pas cette opportunité.