Peut-on aviser les clients de son ex-employeur de son départ chez un concurrent?
Le fait pour un employé d’aviser les clients de son ex-employeur de son départ pour une entreprise concurrente ne viole pas l’obligation contractuelle de non-sollicitation et ne contrevient pas aux obligations légales de loyauté et de confidentialité de l’employé. C’est ainsi qu’en a décidé la Cour supérieure dans la décision récente Imprimerie World Color inc. c. Lehoux, D.T.E. 2011T-383 (C.S.), reconnaissant à nouveau la primauté de la liberté commerciale et du droit pour l’employé de gagner sa vie.
Dans cette affaire, Imprimerie World Color inc. («World Color») demandait l’émission d’une ordonnance de sauvegarde à l’encontre de son ex-employé, monsieur Lehoux («Lehoux»). Ce dernier, avait remis sa démission à World Color et avait décidé de se joindre à une entreprise concurrente. Par la suite, Lehoux avait fait parvenir aux clients de World Color qu’il desservait auparavant un courriel les informant de son départ et de ses nouvelles fonctions auprès de l’entreprise concurrente. Ce qui devait arriver arriva; peu de temps après la réception du courriel, un client important de World Color résiliait son contrat auprès de cette dernière et devenait client de l’entreprise concurrente.
Dans sa demande d’ordonnance, World Color alléguait que les agissements de Lehoux contrevenait à son obligation contractuelle de non-sollicitation ainsi qu’à ses obligations légales de loyauté, de confidentialité et plus généralement, de bonne foi à l’égard de son ex-employeur. Les extraits pertinents de la clause de non-sollicitation se lisent comme suit :
Sous réserve du consentement écrit préalable de Worldcolor, pour une période de six (6) mois suivant la fin de son emploi, un employé ne peut pas, que ce soit en son propre nom ou au nom d’une autre personne directement ou indirectement, à quelque titre que ce soit, seul ou par l’intermédiaire d’une autre personne ou de concert avec une autre personne :
– solliciter, dans le but de lui offrir des services d’impression ou de conception de produits imprimés, un client de Worldcolor qu’il a lui-même desservi ou un client potentiel qu’il a ciblé ou tenté de recruter avant la fin de son emploi;
– (…)
Aux termes de la présente, le terme « personne » signifie toute personne ou entité jouissant de la personnalité juridique, y compris, mais sans que cette énumération soit exhaustive, une personne morale, une société, une coopérative, une association (constituée ou personne morale ou non),un partenariat, une fiducie, une société affiliée, une division apparentée ou une apparence gouvernementale.
Aux termes de la présente, l’expression « client » signifie toute personne ayant acheté ou utilisés des produits ou retenu les services de Worldcolor à tout moment pendant la durée de l’emploi de l’employé.
Aux termes de la présente, l’expression « client potentiel » signifie toute personne ciblée ou approchée par Worldcolor pour établir des relations commerciales à tout moment pendant la durée de l’emploi de l’employé. La présente ne s’applique que sur le territoire de l’Amérique du Nord qui est desservi par Worldcolor, quant aux clients desservis par l’employé ou aux clients potentiels que celui-ci a ciblés ou tenté de recruter alors qu’il était à l’emploi de Worldcolor.
La Cour, s’appuyant sur la jurisprudence en la matière, énonce que ne constitue pas de la sollicitation active le fait de communiquer avec des clients pour les informer de son départ, par pure courtoisie et ce sans inviter ces derniers à le suivre dans la nouvelle entreprise. La Cour souligne à cet égard qu’aucune preuve n’a été fournie à l’effet d’une quelconque insistance de la part de Lehoux à l’égard des clients de World Color.
Examinant la portée de l’obligation de loyauté prévue à l’article 2088 du Code civil, la Cour conclut, après examen de la jurisprudence pertinente en la matière, que l’obligation de loyauté n’exige pas de l’ex-employé qu’il refuse la clientèle qui a elle-même décidé de le suivre. La Cour ajoute que la preuve présentée au soutien de la demande n’indique pas que Lehoux a fait preuve d’une quelconque déloyauté ou encore qu’il a posé des gestes visant à discréditer World Color. En d’autres termes, l’envoi du courriel ne constitue pas, selon la Cour, une manœuvre déloyale à l’endroit de World Color.
Il est à noter que la Cour se montre également critique à l’endroit de la clause de non sollicitation invoquée par World Color. En effet, tel qu’il appert de l’extrait qui précède, la clause de non sollicitation visait :
1) tout client de Worldcolor desservi par Lehoux pendant la durée de son emploi (seize (16) années);
2) tout client potentiel ciblé par Lehoux ou que Lehoux a tenté de recruter à tout moment pendant la durée de son emploi.
Selon la Cour, une telle clause en est une dont la raisonabilité est incertaine, un autre facteur militant à l’encontre de l’émission d’une ordonnance.
La Cour souligne en terminant que bien qu’il soit reconnu par la jurisprudence que les dommages pour perte de clientèle sont difficilement mesurables et réparables, appliquer la clause de non-sollicitation invoquée par World Color causerait un préjudice majeur à Lehoux et une atteinte à son propre droit au travail. Elle rejette donc la demande d’ordonnance de sauvegarde.
Cette décision rappelle à nouveau les limites de la portée d’une clause de non sollicitation : une telle clause n’est pas l’équivalent d’une clause de non-concurrence. Elle rappelle également l’importance de bien circonscrire les clauses restrictives que l’on fait signer à des employés. Généralement, je suggère aux employeurs de restreindre la définition de «clients» aux clients desservis par l’employé ou avec lesquels il a été en contact au cours des douze (12) mois précédant la cessation d’emploi. Quant aux «clients potentiels», on les définira généralement comme désignant les clients potentiels avec lesquels l’employé a communiqué ou est entré en contact au cours des douze (12) mois précédant la cessation d’emploi. Bien sûr, une telle disposition est plus limitée mais il vaut mieux une clause restrictive d’une portée moindre mais valide qu’une clause large écartée par les tribunaux.