Le scandale des écoutes téléphoniques et l’éthique des médias au Canada
Le scandale des écoutes téléphoniques (“hacking scandal”) réalisées par le tabloïd britannique News of the World qui fait présentement rage en Grande-Bretagne ouvre une fenêtre inusitée à une réflexion sur l’éthique des médias au Canada.
Pour mettre l’affaire en contexte, il a été allégué que des employés du News of the World auraient accédé illégalement à des systèmes de messagerie vocale de diverses personnes, notamment ceux de membres de la famille Royale, en vue de la publication d’articles à sensation. Le rôle de détectives privés agissant à la solde du News of the World a été mis en cause en lien notamment avec la disparition d’une jeune fille de 13 ans, Milly Dowler, qui a été assassinée et dont le corps a été subséquemment retrouvé. Tel que le précisait le quotidien The Guardian, qui a révélé l’histoire du piratage de la boîte vocale : “The Guardian investigation has shown that, within a very short time of Milly vanishing, News of the World journalists reacted by engaging in what was standard practice in their newsroom: they hired private investigators to get them a story.”
Les détectives privés à la solde du News of the World auraient piraté la boîte vocale du téléphone mobile de la jeune fille pour écouter ses messages, notamment ceux des membres de sa famille. Les détectives auraient constaté que la boîte vocale se remplissait et ne pouvait plus contenir de nouveaux messages. Ils auraient alors supprimé certains messages dans le but de poursuivre leurs interceptions, ce qui aurait donné un faux espoir à la famille, soit que Milly était toujours vivante et qu’elle avait écouté ses messages.
Le scandale du piratage informatique par le News of the World a soulevé un tollé considérable en Grande-Bretagne, résultant en la mise en place d’une enquête publique avec un très large mandat, portant notamment sur la culture, les pratiques et l’éthique de la presse. À ce égard, le gouvernement demande à la Commission Leveson de lui faire des recommandations en vue de l’établissement d’un nouveau régime réglementaire qui, tout en supportant la liberté de presse, encouragerait les plus hauts standards éthiques et professionnels.
Les comparaisons avec le Canada semblent en apparence limitées. Nous n’avons pas une culture de presse à scandale, comme en Grande-Bretagne. Aucune allégation du type de News of the World n’a été faite au Canada. Le document « Droits et responsabilité de la presse », publié par le Conseil de presse du Québec prévoit d’ailleurs que : « Le recours au sensationnalisme et à l’« information-spectacle » risque de donner lieu à une exagération et une interprétation abusive des faits et des événements ».
Il reste que le journalisme est une profession essentiellement non règlementée au Canada, contrairement aux autres professions. Les journalistes ne sont soumis à aucun code de conduite contraignant. D’ailleurs, la notion même de journaliste devient de plus en plus diffuse avec l’arrivée en force des nouveaux médias et des blogueurs. Le seul recours véritable à l’encontre d’abus journalistiques est celui des tribunaux.
Par ailleurs, la Cour suprême du Canada a récemment reconnu dans l’affaire Globe and Mail c. Canada (Procureur général), [2010] 2 R.C.S. 592 le droit des journalistes à la protection de leurs sources d’information dans le contexte judiciaire, sous certaines conditions. La Cour a également intégré en droit canadien le principe du “Daily Mail” (du nom d’un jugement de la Cour suprême des États-Unis) qui veut que l’on ne peut, en principe, empêcher la publication d’informations obtenues d’une source qui a agi illégalement, en autant que le journaliste ne profite que « passivement » de la volonté de la source de communiquer l’information et qu’il ne commette pas lui-même d’illégalité.
Dans le cas du News of the World, le mandat apparemment confié aux détectives privés consistait à « déterrer une histoire ». Si l’on transpose cette affaire dans le contexte canadien, en prenant pour acquis qu’il n’aurait jamais été demandé aux détectives de commettre des illégalités, peut-on penser que ces détectives, sans lien d’emploi avec une organisation médiatique, puissent être considérés comme des sources journalistiques et que leurs illégalités puissent être ainsi couvertes? Qu’en est-il si un « détective » n’est pas rémunéré mais recueille des informations de son propre gré en vue de les fournir confidentiellement aux médias?
Quelles sont les responsabilités éthiques d’un journaliste lorsqu’il sait pertinemment ou devrait savoir que son « détective » ou sa source viole la loi pour obtenir l’information? La violation d’obligations de confidentialité dans le contexte gouvernemental ne semble émouvoir personne si ceci peut permettre de mettre à jour des malversations, comme ce fut le cas pour le scandale des commandites. Qu’en est-il cependant d’informations obtenues d’autres sources, comme en Grande-Bretagne, où des boîtes vocales de téléphones cellulaires d’individus ont été piratées?
Quelle est la définition de l’intérêt public permettant de protéger la source et de diffuser l’information transmise par elle dans une situation donnée? La Cour suprême a récemment reconnu dans l’affaire Grant c. Torstar Corp., [2009] 3 R.C.S. 640 que l’intérêt public pouvait découler de la notoriété de la personne mentionnée, mais que « la simple curiosité ou l’intérêt malsain » était insuffisants. Selon la Cour, l’intérêt public découle de l’intérêt véritable de la population à être au courant du matériel diffusé. Ceci semble exclure le potinage à sensation, mais la frontière est loin d’être claire, surtout que les questions d’intérêt public ne sont pas limitées aux personnages publics.
Certaines de ces questions peuvent être résolues dans un contexte judiciaire. Cependant, à l’extérieur de ce cadre, et compte tenu des coûts de la justice, se pose la question des obligations, responsabilités et normes éthiques applicables aux journalistes et aux organisations médiatiques et, surtout, des moyens de les mettre en œuvre.
Le débat en Grande-Bretagne présente une opportunité unique de réfléchir à ces questions dans le contexte canadien.