Quand services essentiels riment avec moyens de pression

Il y a de ces aspects du droit du travail qui laissent perplexes. Le régime applicable aux services essentiels en fournit parfois un exemple éloquent, comme le démontre l’affaire Ville de Sherbrooke c Conseil des services essentiels, 2011, QCCS 3850 (C.S.). Dans cette affaire, la Ville de Sherbrooke et le Syndicat des cols bleus de la Ville de Sherbrooke étaient liés par une convention collective expirée depuis le 31 décembre 2007. Depuis l’échéance de la convention collective, le Syndicat avait fait parvenir six (6) avis de grève générale illimitée dont un avait été jugé illégal.

À titre de services publics, la Ville et le Syndicat sont soumis à un décret les obligeant, en vertu du Code du travail, à maintenir les services essentiels en cas de grève. De façon générale, le syndicat désire, dans un tel cas, avoir le plus grand nombre d’employés en grève et propose donc une liste de services essentiels la plus limitée possible. C’est d’ailleurs ce qui s’était passé dans les trois (3) premiers cas, le Conseil des services essentiels (le « Conseil ») jugeant alors suffisante la liste proposée ou convenue prévoyant que les services essentiels seraient assurés par environ 30 cols bleus.

Mais parfois, ce n’est pas la meilleure façon d’embêter la ville, le syndicat pouvant être plus imaginatif et proposer « trop » de services essentiels. Par exemple, imaginez que l’on propose à une ville de maintenir tous les mécaniciens au travail tout en proposant que tous les conducteurs de véhicules soient en grève. Vous diriez probablement : mais à quoi bon payer des mécaniciens pour réparer des bris sur les véhicules si les véhicules en question ne sont pas utilisés? C’est pourtant un peu ce qui s’est passé dans cette affaire.

En effet, le 27 juin 2011, le Syndicat déposait un cinquième avis de grève générale illimitée pour avoir effet le 10 juillet 2011. Le Syndicat proposa alors une liste de services essentiels à être assurés non pas par 30 mais par plus de 170 salariés, soit environ 80% des cols bleus. De façon similaire, le 20 juillet 2011, le Syndicat donnait un nouvel avis de grève pour avoir effet à compter du 31 juillet 2011, accompagné d’une liste des services essentiels, du même genre que la précédente, prévoyant qu’environ 85% des cols bleus demeureraient au travail.

Sans surprise, la Ville contesta la légalité des avis, argumentant qu’il ne s’agissait pas d’une grève puisque 80% des employés se retrouvaient au travail à divers moments, qu’il y avait trop de cols bleus pour assurer les services essentiels et qu’il y avait dans la liste plusieurs services qui ne sont pas essentiels, le tout ayant pour effet de rompre le rapport de force entre la Ville et le Syndicat. À cet égard, il est important de rappeler que la Ville n’ayant pas le droit de lock-out, elle ne pouvait mettre à pied les employés excédentaires et était contrainte de rémunérer des employés dont elle n’avait pas besoin dans un contexte de grève.

Le Conseil s’est toutefois contenté de constater que les services essentiels proposés étaient suffisants et a rejeté la contestation de la Ville. Face à cette situation, la Ville a demandé la révision judiciaire de cette décision et provisoirement, le sursis de la décision du Conseil.

Rejetant la demande de sursis, la Cour supérieure a rappelé qu’en 1992, la Cour d’appel a décidé que le Conseil doit se pencher sur la suffisance des services proposés sans qu’il lui revienne de décider si tous les services proposés sont essentiels. À cette occasion, la Cour d’appel avait également décidé qu’il n’appartenait pas aux tribunaux d’évaluer si les dispositions du Code du travail relatives au maintien des services essentiels étaient de nature à rompre l’équilibre des forces en présence à l’occasion d’un conflit de travail. Le juge Tôth cita à ce sujet la décision de la Cour supérieure dans l’affaire Hydro-Québec c. C.S.E., D.T.E. 90T-86 (C.S.), où la Cour indiquait ce qui suit :

« Il se peut que les syndicats aient voulu surcharger l’employeur d’employés inutiles, en temps de grève, pour fournir des services essentiels. Vu le mandat qu’a donné le législateur au Conseil de juger la suffisance des services suggérés par le syndicat, si surcharge il y a, il ne rend pas la décision du Conseil manifestement déraisonnable. »

Le juge Tôth cita par la suite la décision de la Cour d’appel confirmant la décision Hydro-Québec ([1992] R.D.J. 171 (C.A.)), où la Cour indiquait ce qui suit :

« Il est possible que dans le contexte des services publics, où le droit au lock-out n’existe pas, que cela amène éventuellement des situations de déséquilibre profond dans les négociations et peut-être à une situation de contraintes telles que l’objectif du législateur en matière de relations de travail dans les services publics ne soit pas atteint, mais cette démonstration n’a pas encore été faite et en l’espèce ne semble pas que la santé ou la sécurité du public ait été mise en péril. Il appartiendra au législateur de modifier les règles du jeu ou de donner d’autres pouvoirs au Conseil, s’il considère que la situation est trop déséquilibrée. »

L’absence d’intervention du législateur depuis 1992 est assez surprenante. Il est clair que les dispositions du Code du travail en matière de services essentiels, si utilisées à mauvais escient, peuvent mener à un résultat absurde où une municipalité est forcée de laisser travailler des employés dont les services ne sont pas requis parfois en raison même de la grève. Il faut toutefois noter, à la lumière du passage qui précède, que la Cour d’appel avait laissé ouverte la possibilité de démontrer l’existence d’une situation « de déséquilibre profond dans la négociation » et de « situation de contraintes telles que l’objectif du législateur en matière de relations de travail dans les services publics ne soit pas atteint ». La décision de la Cour supérieure ne permet malheureusement pas d’évaluer l’existence ou non d’une telle situation mais le rejet de la demande semble indiquer que tel n’est pas le cas.

À tout événement, il me semble qu’une ville ne devrait pas avoir à assumer un tel fardeau de preuve et que le législateur ferait bien d’adresser rapidement cette question, surtout dans un contexte où ce sont des fonds publics qui sont en jeu.

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