Le chaos, force de la nature
De nos jours, grâce à des ordinateurs très puissants, la physique nous permet de connaître ce qu’est le chaos, lequel jusqu’à récemment était un grand inconnu, et d’aller de l’autre côté du miroir à la manière d’Alice et de nous rendre dans un autre monde, un monde riche de possibilités. Auparavant, le chaos était associé au conflit et à la naissance du différend : la rupture des relations, la déception des attentes, l’incompatibilité des positions, le moment où tout est à l’envers. Les tendances de la nature humaine soit de combattre, soit de fuir semblaient prendre le dessus sur le comportement cognitif de l’humain.
Des physiciens dont le grand public reconnaît le nom immédiatement tellement ils sont célèbres ont l’air de s’occuper de questions ésotériques relatives au cosmos et donc loin des préoccupations du commun des mortels. Un des plus grands et plus connus, le physicien et cosmologue Stephen Hawking nous rappelle la prétention de base de la physique : connaître les lois physiques qui gouvernent tous les phénomènes de notre vie quotidienne. La physique nous vise comme êtres humains vivant sur la planète, et n’y échappent pas les avocats et les avocates, leurs clients, les justiciables et tous les gens de l’administration de la justice.
Mon intention est de partager avec vous quelques aspects de la physique du chaos et d’indiquer comment j’ai appliqué ce que j’en ai compris à la résolution des différends. Je vous invite à la même réflexion. Ma motivation me venait de clients aux problèmes très variés et qui recherchaient tous la justice dans un système de justice non performant. Comment se fait-t-il que seulement 5 à 10% des causes portées dans le système aboutissent au procès? À l’heure actuelle, après une bonne trentaine d’années de réformes bien intentionnées, 80 % des citoyens n’ont pas accès à la justice.
Ma référence principale est le livre de James Gleick, journaliste du New York Times, « La théorie du chaos », traduit de l’anglais Chaos – Making a New Science. Voir aussi Gary Zukav, The Dancing Wu Li Masters – An Overview of the New Physics; M. Mitchell Waldrop, The Emerging Science at the Edge of Order and Chaos; et Steven Weinberg, Dreams of a Final Theory.
Gleick nous réfère « à la fabuleuse subtilité de la structure sous-jacente à la complexité » dans son prologue. Cette référence nous permet de nous rendre compte de sa contrepartie en matière de différends, soit le ou les conflits sous-jacents au différend, un complexe de plusieurs éléments. Une approche de respect envers les parties et le différend est de mise; elles sont aux prises avec des forces puissantes. Je pense à Dostoïevski et son œuvre Carnets de sous-sol ou L’Esprit souterrain, Partie 1, section VII :
« Qui donc a le premier prétendu que l’homme ne commet des actions mauvaises que parce qu’il ignore ses véritables intérêts, et que si on les lui enseignait, il cesserait aussitôt d’être la chose honteuse et vile qu’il est : car, comprenant ses véritables intérêts, il les trouverait dans la vertu? Et l’on sait que personne n’agit délibérément contre ses véritables intérêts : il ferait donc par nécessité des exploits de saint ou de héros. – Quel enfant, l’auteur de cet apophtegme! Quel enfant naïf et bien intentionné! Quand donc, depuis qu’il y a un monde, l’homme a-t-il agi exclusivement par intérêt? Que fait-on donc de ces innombrables documents qui témoignent que les hommes font exprès sans se leurrer sur leurs véritables intérêts, sans y être poussés par rien, pour se détourner exprès, dis-je, de la voie droite, en cherchant à tâtons le mauvais chemin, des actions absurdes et mauvaises? C’est que ce libertinage leur convient mieux que toute considération d’intérêt réel…»
Quand des scientifiques nous parlent du chaos, ils font référence à des systèmes dynamiques, au désordre de l’atmosphère, de la mer turbulente, des variations des populations animales, des oscillations du cœur et du cerveau. Gleick attire notre attention sur le phénomène de l’attracteur étrange qui donne de la cohérence aux systèmes d’apparence chaotique. Dans mes dossiers, je cherche donc de concert avec les parties et leurs conseillers l’attracteur étrange susceptible d’établir de l’ordre à partir du désordre dans leur différend. Tous les participants sont mis à contribution dans cette recherche. Dans le cas rapporté au Barreau et reproduit au site web d’Interlex, l’attracteur étrange, le fondement de la résolution, était le suivant : le propriétaire a déclaré tout de go qu’il ne paierait qu’une seule fois pour une même chose, ce qui a donné lieu à l’introduction d’une toute nouvelle chose pour résoudre le différend.
Gleick note à la page 95 que « Dans la vie quotidienne, la dépendance sensitive aux conditions initiales avancée par Lorenz se dissimule partout : un homme quitte sa maison le matin trente secondes trop tard, un pot de fleurs le manque de quelques millimètres, puis il se fait écraser par un camion. Ou, moins dramatique, il loupe un bus qui passe toutes les dix minutes et rate la correspondance de son train qui passe une fois par heure. Ces petites perturbations de la vie quotidienne peuvent avoir de lourdes conséquences. » Ce phénomène est devenu célèbre par « l’effet papillon : le battement d’aile d’un papillon, aujourd’hui à Pékin, engendre dans l’air des remous qui peuvent se transformer en tempête le mois prochain à New York. » Gleick, page 24.
Par conséquent, il est possible d’envisager un changement de relations, même un changement de culture, entre les parties par un changement des conditions initiales, par exemple un pouvoir sur le processus renforcé par une série d’actions favorisant la coopération comme l’écoute active et réflexive d’informations authentiques. Sachant que le système est dynamique et qu’on fait affaire avec des forces, le processus sert de contenant à la turbulence pour passer du désordre à un nouvel ordre.
Gleick fait état d’un autre volet du chaos, soit l’interdisciplinarité : « Le chaos supprime les frontières entre disciplines scientifiques. Science de la nature globale des systèmes, il a réuni des penseurs de domaines autrefois très éloignés. », page 20. Si des mathématiciens, des physiciens, des biologistes, des chimistes, des physiologistes, des écologistes, des économistes sont tous à la recherche de relations entre les différents types de comportements irréguliers, est-ce que nous, les gens de la justice, pouvons rester à l’écart de cette recherche sans conséquence pour la profession et pour les institutions?