À la recherche de l’impossible issue
Il faut tenter l’impossible pour savoir où le possible finit. (Anne Barratin)
La révision judiciaire est l’un des outils dont les tribunaux supérieurs (comme la Cour supérieure du Québec) disposent pour contrôler les actions du pouvoir exécutif, lequel comprend notamment les divers tribunaux administratifs (tels que le Tribunal administratif du Québec, la Commission des relations du travail, etc.). Pour le commun des mortels, c’est comme un appel, mais, d’un point de vue conceptuel, il y a des différences considérables entre les deux recours. Pour faire les choses simples (et au risque d’être un peu trop simpliste), disons que la principale différence entre un appel et une révision judiciaire est que, dans le cadre d’un appel, l’appelant gagne si le premier juge avait tort (sur un élément important de sa décision) alors que généralement, dans le cadre d’une révision judiciaire, le requérant gagne seulement si la décision du tribunal administratif était déraisonnable.
Cette distinction fondamentale entre les deux (2) recours (c.-à-d. le besoin de déraisonnabilité dans les dossiers de révision judiciaire) est probablement l’un des sujets les plus discutés par la Cour suprême du Canada (en fait, imprimer seulement quelques copies de l’ensemble de la jurisprudence canadienne relative à cette question permettrait probablement de relancer l’industrie québécoise des pâtes et papiers), mais, malgré tous les efforts de nos tribunaux, la notion de « raisonnabilité » est toujours l’un des concepts les plus insaisissables de notre droit.
Pour l’instant, la « définition » de la raisonnabilité que la plupart des juristes utilisent se trouve dans l’un des passages les plus cités de la jurisprudence canadienne récente, à savoir le paragraphe 47 de la décision Dunsmuir c. Nouveau-Brunswick (2008 CSC 9):
[…] La cour de révision se demande dès lors si la décision et sa justification possèdent les attributs de la raisonnabilité. Le caractère raisonnable tient principalement à la justification de la décision, à la transparence et à l’intelligibilité du processus décisionnel, ainsi qu’à l’appartenance de la décision aux issues possibles acceptables pouvant se justifier au regard des faits et du droit.
Bon… et comment au juste peut-on déterminer si la justification d’une décision, la transparence et l’intelligibilité du processus ayant mené à cette dernière et/ou son appartenance aux issues possibles acceptables sont suffisants pour qu’elle possède les attributs de la raisonnabilité? Dans notre société, que doit-on considérer comme une issue impossible ou inacceptable? Dunsmuir ne nous ne le dit pas et, bien honnêtement, les tribunaux n’avaient pas, jusqu’à présent, été très aidants dans le développement d’un test permettant de clarifier (autant que possible) l’analyse devant être réalisée par les justiciables et les décideurs dans ce domaine névralgique.
Or, deux décisions rendues récemment par la Cour suprême du Canada nous permettent de cheminer un tant soi peu dans nos réflexions.
Il y a tout d’abord l’arrêt rendu le 15 décembre dernier dans l’affaire Newfoundland and Labrador Nurses’ Union c. Terre-Neuve-et-Labrador (2011 CSC 62).
En effet, cette décision unanime (signée par la juge Abella) règle une difficulté reliée à l’interprétation de l’arrêt Dunsmuir (une difficulté observée principalement dans les provinces de common law, l’analyse québécoise n’ayant pas vraiment fait de telles nuances jusqu’à présent) en déterminant que la Cour souhaite que l’analyse de la raisonnabilité se fasse en un (1) seul temps. Il ne faut donc pas analyser séparément les motifs de la décision (sa justification, sa transparence et son intelligibilité) et son résultat; pour déterminer si la décision contestée est raisonnable, le tribunal supérieur doit plutôt se demander, dans le cadre d’une analyse globale, si les motifs, examinés en corrélation avec le résultat, permettent de savoir si ledit résultat fait partie des issues possibles en faits et en droit (voir le paragraphe 14 de la décision).
Qui plus est, la décision apporte un certain éclairage sur l’épineuse question de la suffisance des motifs d’une décision administrative. Encore une fois, la formulation retenue par la Cour n’est pas dénuée d’ambiguités (je pense notamment au fait que la juge Abella qualifie une violation de la justice naturelle d’erreur de droit (substantive?) au paragraphe 22 de la décision), mais je crois que l’on peut dire que l’on chemine lentement vers un énoncé clair sur les principes. Ainsi, à terme (et sauf si la Cour s’écarte de la voie qu’elle semble suivre pour l’instant), je crois que l’on établira ainsi la limite entre une violation à la justice naturelle et une décision déraisonnable : si la décision est à ce point dénuée de motifs qu’on ne peut pas en évaluer la légalité substantive (c.-à-d. qu’il est tout simplement impossible de savoir pourquoi le décideur a fait ce qu’il a fait), il s’agira d’une violation de la justice naturelle justifiant l’annulation de la décision; dans le cas contraire, la « suffisance » des motifs deviendra simplement un motif parmi d’autres pour déterminer la raisonnabilité de la décision.
La seconde décision intéressante est l’arrêt Catalyst Paper Corporation c. Corporation of the District of North Cowichan (2012 CSC 2) rendu le 20 janvier 2012.
Dans cette affaire, la juge en chef (pour une Cour unanime) formule/clarifie/réitère deux notions intéressantes, à savoir :
a) La nuance entre la révision judiciaire (qui s’effectue sous l’angle de la raisonnabilité et visait traditionnellement les actes quasi-judiciaires ou, à tout le moins, individualisés) et le contrôle des actes discrétionnaires de l’Administration (qui s’effectue traditionnellement sous l’angle un peu différent du contrôle de la légalité) n’est plus… La juge en chef préconise clairement une analyse unifiée (davantage inspirée de celle que l’on utilise en révision judiciaire) [voir, sur ce point, les paragraphes 10 à 13 de la décision – voir également l’intégration des règles relatives au contrôle de la légalité, au paragraphe 28]. Cela est parfaitement cohérent (puisque, dans les deux cas, il s’agit d’une révision des actes du pouvoir exécutif par le pouvoir judiciaire) et devrait simplifier la vie du praticien.
b) La limite des « possibles » est, effectivement, l’impossible (« le règlement ne sera annulé que s’il s’agit d’un règlement qui n’aurait pu être adopté par un organisme raisonnable tenant compte de ces facteurs » – paragraphe 24) et l’impossible est délimité par la loi (« [l]’éventail des issues raisonnables est donc circonscrit par la portée du schème législatif […] – paragraphe 25).
🙂 Tout cela est très clair n’est-ce pas? Ne vous en faites pas, c’est normal… à certains égards, le droit administratif est au droit ce que la pâtisserie est à la cuisine; il est très facile de dire que le droit administratif est structuré autour de trois (3) pouvoirs (législatif, exécutif et judiciaire) avec des rôles bien définis (tout comme on peut facilement dire que la pâtisserie est un mélange de farine, de sucre, de beurre et d’oeuf), mais l’interaction des divers pouvoirs entre eux est aussi difficile à réussir que le dosage et la cuisson d’un macaron.
Je vais donc essayer de faire comme l’un de ces chefs suaves que l’on voit sur les livres de cuisine modernes et essayer de simplifier un peu le tout à l’aide de l’exemple suivant (parce que, malheureusement, le droit n’est pas vraiment adapté aux photos couleurs sur fini glacé) : un tribunal administratif doit appliquer une clause disant que le propriétaire d’une voiture jaune doit payer une taxe additionnelle de 100$ lorsqu’il achète un tel véhicule.
En principe, les issues possibles sont faciles à identifier : 1) la voiture est jaune et le propriétaire doit payer la surtaxe ou 2) la voiture n’est pas jaune et le propriétaire ne doit pas payer la surtaxe. Si le juge décide que, en vertu de cet article, le propriétaire d’une voiture jaune n’a pas à payer la taxe ou que le propriétaire d’une voiture rouge doit payer la taxe, il opte pour une issue impossible et sa décision devrait être révisée par la Cour (puisque, dans les faits, il n’applique pas les règles mises en place par le pouvoir législatif; il excède donc ses pouvoirs à titre d’agent de l’exécutif). En d’autres mots, l’erreur de droit caractérisée (dans le sens de net, typique) devrait, normalement, être révisable et, quant il est possible d’identifier clairement la bonne et la mauvaise réponse, le juge administratif ne devrait pas se tromper (sinon, aussi bien abandonner notre système actuel et revenir à un régime de pure équité…).
Cela dit, si vous avez déjà fait affaires avec des avocats, vous avez sûrement constaté que nous avons souvent beaucoup de difficultés à distinguer clairement la bonne réponse de la mauvaise… Nous nuançons beaucoup et nous sommes souvent réticents à dire que le droit est clair et limpide. C’est en partie parce que le droit (et, a fortiori, le contexte dans lequel il est utilisé) est souvent le royaume de la complexité. À titre d’exemple, qu’est-ce que le juge doit faire si la voiture n’est que partiellement jaune?
En toute logique, il pourrait rationnellement décider que le législateur voulait restreindre l’utilisation du jaune sur les routes et taxer les voitures bi-colores. Il pourrait aussi décider que la loi doit être interprétée restrictivement pour X ou Y raison et ne pas la taxer. Dans les deux (2) cas, il serait difficile de dire qu’il lui était impossible de parvenir à sa conclusion; il existait plusieurs solutions possibles et le juge a simplement préféré l’option A à l’option B.
Or, le coeur de la notion de déférence judiciaire (laquelle justifie la différence entre l’appel et la révision judiciaire que nous avons identifiée ci-haut) est que le tribunal réviseur doit laisser le juge administratif faire ses propres choix et ce, tant et aussi longtemps que lesdits choix peuvent être considérés comme respectant le cadre fixé par le pouvoir législatif. Ainsi, si le juge administratif a préféré favoriser la thèse de l’interprétation large à celle de l’interprétation restrictive, la Cour supérieure ne doit pas s’en mêler et ce, même si elle trouve que ce n’est pas la bonne décision (c.-à-d. qu’elle n’aurait pas fait la même chose).
La Cour supérieure doit néanmoins s’intéresser (et, si nécessaire, intervenir) au niveau de l’identification des choix s’offrant au décideur administratif. En d’autres mots, le juge administratif peut choisir entre l’option A et l’option B, mais la Cour peut s’assurer que, en principe, l’option B s’offrait vraiment à lui. Tel que mentionné précédemment, elle pourra ainsi exclure les choix qui sont contraires à une loi ne souffrant pas d’interprétation. Par ailleurs, lorsque les circonstances permettent que la loi soit interprétée de différentes façons, le Cour supérieure pourra exclure les interprétations abusives. En invoquant la méthode unifiée préconisée par la juge en chef, on définira les interprétations abusives en utilisant les critères sur le contrôle des actes discrétionnaires, à savoir que l’interprétation ne peut pas avoir été retenue pour une finalité autre que celle voulue par le législateur, qu’elle ne peut résulter de la mauvaise foi ou de l’arbitraire du décideur, qu’elle ne peut être mue par des considérations étrangères à l’objet de la loi et qu’elle ne peut pas être discriminatoire. Afin de tenir compte des limites créées par la loi elle-même, on ajoutera (si nécessaire) à la liste des interprétations abusives les interprétations fondées sur une erreur de droit caractérisée et déterminante.
C’est là que les propos de la juge Abella sur la motivation deviennent intéressants. En principe, si l’on considère que le tribunal administratif n’a pas à répondre aux arguments des parties dans sa décision, cette dernière peut simplement dire « Considérant la loi; Considérant la couleur de la voiture [idéalement, le juge préciserait la couleur, mais j’imagine que cela ne serait pas toujours fatal]; Ordonne à X de payer la surtaxe » et respecter la justice naturelle. Cependant, dès que le décision du juge administratif nécessite l’interprétation de la loi, les motifs soutenant son interprétation devraient être ajoutés (afin d’en permettre le contrôle); à défaut, il n’y aura pas nécessairement de violation de la justice naturelle, mais il sera beaucoup plus facile de conclure que la décision est déraisonnable. Par ailleurs, si les motifs sont ajoutés, ils pourront être considérés sous l’angle d’un contrôle classique de la légalité.
Pour le reste, il ne vous reste qu’à retenir les services d’un bon pâtissier…
Nous n’avons d’autre possibilité que l’impossible. (Georges Bataille)