Transférer ou ne pas transférer, là est la question
On sous-estime encore parfois l’importance de la rédaction des clauses de la convention collective. Pourtant, nous avons eu à maintes reprises l’occasion de voir l’impact parfois désastreux de la présence ou de l’absence de certains termes. Les décisions rendues dans les affaires Parmalat Canada inc. c. Syndicat Le Groupe Lactantia (CSD), 2009 QCCA 2002 (« l’affaire Parmalat ») et plus récemment, dans Syndicats des salariés de produits alimentaires de la Mauricie (CSD) (salariés de production et salariés de bureau) et Saputo Produits Laitiers Canada S.E.N.C., décision du 10 janvier 2012 de l’arbitre Me Jean-Guy Ménard (« l’affaire Saputo »), nous en fournissent un exemple éloquent.
À titre de mise en situation, voici les deux (2) clauses pertinentes des conventions collectives sous étude:
2.04 Un employé exclu de l’unité de négociation ne peut accomplir de travail habituellement accompli par une personne salariée, si cela devait avoir pour effet la mise à pied ou le maintien de la mise à pied d’une personne salariée.
3.04 Le personnel hors de l’unité de négociation ne peut accomplir du travail normalement accompli par les salariés qui font partie de l’unité de négociation, sauf dans les cas d’urgence ou de panne, lors d’entrainement des salariés ou lorsqu’un salarié est en retard ou absent du travail, le temps nécessaire pour lui trouver un salarié remplaçant. Il en est de même pour les fins de démonstrations lors de l’expérimentation d’une nouvelle pièce d’équipement ou de nouvelles méthodes de travail, dans la mesure où cela n’entraîne pas la mise à pied ou n’empêche pas le rappel au travail de salariés.
Des clauses de cette nature sont présentes dans la majorité des conventions collectives. La principale différence entre ces deux (2) clauses se situe au niveau de la présence d’exceptions dans la clause 3.04. On peut toutefois s’interroger sur la nécessité d’insérer de telles exceptions puisque les termes « si cela devait avoir pour effet la mise à pied ou le maintien de la mise à pied » ont pour effet d’inclure la plupart si non la totalité de celles-ci. Comment par exemple imaginer que le fait d’effectuer du travail de l’unité dans un cas d’urgence, de panne, d’entrainement, de retard ou d’absence puisse avoir pour effet la mise à pied ou le maintien de celle-ci.
Historiquement, des clauses comme les articles 2.04 et 3.04 étaient interprétés comme limitant le pouvoir de l’employeur, à l’intérieur de l’établissement, d’assigner du travail normalement fait par les employés de l’unité de négociation, à des cadres, du personnel de bureau ou d’autres personnes, mais toujours à l’intérieur de l’établissement. En l’absence d’un texte clair à ce sujet, ces dispositions n’étaient généralement pas interprétées comme empêchant un employeur de transférer une partie ou la totalité de sa production dans un autre établissement.
Mais lorsque la décision Parmalat fut rendue, cette interprétation fut considérablement ébranlée. L’arbitre Denis Tremblay, initialement saisi de cette affaire, conclut en effet que l’article 2.04 ci-haut empêchait l’employeur de transférer les tâches correspondant à trois (3) postes de son établissement de Victoriaville à l’un ou l’autre de ses autres établissements. Cette interprétation était d’autant plus surprenante que Parmalat avait souligné, avec beaucoup d’à-propos à mon avis, qu’au moment de l’insertion de cette clause dans la convention collective, l’entreprise ne comptait qu’un seul établissement. Les parties n’avaient donc pu vouloir interdire par cette clause le transfert à un autre établissement.
Jusque-là, nous étions face à une décision qui ne venait pas en soi changer l’état du droit. La Cour supérieure vint toutefois rejeter la requête en révision judiciaire de l’employeur. Encore une fois, pas réellement de raison de remettre en question le courant jurisprudentiel majoritaire, les critères de révision judiciaire étant ce qu’ils sont, il était difficile d’argumenter que la décision de l’arbitre Tremblay, bien qu’erronée à mon avis, ne faisait pas partie des solutions rationnelles acceptables pouvant résulter du processus interprétatif.
Mais la situation devint plus sérieuse lorsque l’honorable juge Giroux de la Cour d’Appel rejeta, en octobre 2009, la Requête pour permission d’appel. Dans sa décision, plutôt que de simplement indiquer qu’il n’était pas opportun d’accorder la permission, le Juge Giroux analyse le raisonnement de l’arbitre en ponctuant son jugement d’expressions telles « L’arbitre a, avec raison, (…) » et « sa décision [celle de l’arbitre] était motivée et rationnelle ».
On a beau rappeler que le fait qu’une décision soit raisonnable ne la rend pas correcte, une décision comme celle du juge Giroux ne pouvait manquer d’avoir un impact considérable sur l’interprétation future par des arbitres de clauses comme les articles 2.04 et 3.04 ci-haut.
Et ne sous-estimons pas la difficulté pour un employeur de rectifier le tir lors des négociations subséquentes. Comment expliquer aux employés que l’on désire préciser une telle clause pour ne pas interdire le transfert dans un autre établissement? Quel message un employeur transmet-il dans une telle situation?
Nous attendions donc avec intérêt qu’un autre arbitre, placé dans une situation similaire, vienne clarifier la situation et redonner au droit de gérance ses lettres de noblesse. C’est, en partie, ce qui s’est produit dans l’affaire Saputo où l’arbitre Ménard devait interpréter l’article 3.04 ci-haut.
Dans cette affaire, Saputo avait annoncé qu’en raison d’une restructuration, le travail de préparation des commandes à la chambre à lait serait transféré de son usine de Trois-Rivières à son centre de distribution de Boucherville et que le service à la clientèle et d’autres postes administratifs seraient relocalisés dans d’autres établissements. En conséquence, quatorze (14) postes à la production ainsi que dix (10) des douze (12) postes du département de l’administration devaient être abolis, résultant en vingt-quatre (24) mises à pied.
D’entrée de jeu, l’arbitre considère « qu’il y a eu en réalité des transferts d’activités qui ont eu pour résultante que « du travail normalement accompli par les salariés » visés par les abolitions de postes en cause a néanmoins continué d’être exécuté ailleurs qu’à l’usine de Trois-Rivières par d’autres personnes qu’eux. » (paragraphe 69 de la décision). Suite à cette première constatation, l’arbitre Ménard analyse la portée de la clause 3.04.
Examinant l’affaire Parmalat qui, comme l’indique l’arbitre, « a passé avec succès le test de la révision judiciaire jusqu’à la Cour d’appel », l’arbitre Ménard la distingue au paragraphe 88 de sa décision en soulignant les trois (3) particularités suivantes dans la convention de Parmalat:
1) L’employeur était défini comme étant « Les Aliments Parmalat Inc. », sans indiquer l’adresse de l’établissement;
2) L’interdiction prévue à l’article 2.04 n’était assujettie à aucune exception.
3) La convention contenait également une clause de « contracting out » ce qui pouvait dénoter, selon l’arbitre, une intention d’élargir la protection souhaitée.
Sur la base de ces éléments, l’arbitre Ménard se dit d’avis que l’arbitre Tremblay était bien fondé de conclure comme il l’a fait dans l’affaire Parmalat.
Néanmoins, l’arbitre Ménard conclut que la portée de l’article 3.04 ne peut, quant à elle, s’étendre à l’extérieur des murs de l’établissement de Saputo de Trois-Rivières. Au soutien de sa décision, l’arbitre Ménard souligne notamment que la définition de l’employeur dans la convention de Saputo inclut l’adresse de l’établissement de Trois-Rivières, que les exceptions prévues à la clause 3.04 ne peuvent s’appliquer qu’à l’intérieur de l’établissement et que la convention ne contient pas de clause de « contracting-out ».
Bien que je sois d’accord avec la conclusion ultime de l’arbitre Ménard, je demeure perplexe quant aux éléments invoqués par l’arbitre pour distinguer la décision Parmalat. Ainsi, la question de savoir si une clause comme les articles 2.04 et 3.04 empêche le transfert d’un établissement à un autre dépendrait :
1) De l’inclusion ou non de l’adresse de l’établissement dans la définition du terme « employeur »;
2) De la présence d’exceptions qui en réalité, n’étaient pas nécessaires dans le cas de l’article 2.04 vu la présence des termes « avoir pour effet la mise à pied ou le maintien de la mise à pied »;
3) La présence ou non d’une clause interdisant la sous-traitance.
Le principe fondamental à la base des relations du travail est que l’employeur dispose du pouvoir général de gérer son entreprise comme il l’entend à moins de dispositions spécifiques dans la convention collective ou dans la loi l’en empêchant. Un deuxième principe fondamental veut qu’une convention collective régisse les conditions de travail des employés faisant partie de l’unité de négociation, à l’intérieur d’un établissement.
Ici, ces principes semblent maintenant renversés. La limite au droit de gérance de réorganiser l’entreprise et de transférer des activités d’un établissement à un autre devient essentiellement implicite et dépend de clauses portant sur d’autres sujets que les parties pouvaient difficilement envisager comme ayant un tel impact. Et imposer une telle limitation, en l’absence d’un texte clair n’équivaut-il pas à ajouter au texte de la convention collective une obligation à laquelle l’employeur n’a pas consenti? Et agir de cette façon ne constitue-t-il pas un excès de juridiction Surtout lorsque l’on considère l’importance d’une interdiction de transférer des activités?
Mais cette décision illustre une grande difficulté en droit administratif : comment un tribunal administratif comme un arbitre peut-il écarter une décision arbitrale qui a « passé avec succès le test de la révision judiciaire »? L’arbitre Ménard ne pouvait tout simplement écarter, sans aucune distinction, une décision « maintenue » par le plus haut tribunal de la province, aussi erronée soit-elle.
J’imagine déjà un employeur à la table de négociation tentant d’expliquer pourquoi il souhaite aujourd’hui ajouter l’adresse de son établissement dans la définition du terme « employeur » ou encore celui dont la clause est similaire à 2.04 (i.e. ne s’applique que lorsqu’il en résulte des mises à pied ou un maintien des mises à pied) et qui tente de convaincre le syndicat de l’importance d’ajouter qu’elle ne s’applique pas non plus s’il s’agit d’un travail d’une (1) heure ou moins.
Cela étant dit, c’est néanmoins la réalité avec laquelle beaucoup d’employeurs devront composer du moins jusqu’à ce qu’une nouvelle décision vienne, espérons-le, redresser le tir. En attendant, si c’est possible, pensez à ajouter dans une clause de cette nature une mention du style « à l’intérieur de l’établissement ». Je ne dis pas que ce sera facile à expliquer aux représentants syndicaux mais il s’agit certes là d’une manière efficace de se retrouver dans une situation comme celle de l’affaire Parmalat.