La protestation des rêveurs
« Dans grève, il y a rêve… » [anonyme]
Initialement, je ne voulais pas écrire un billet sur la mésentente qui oppose toujours certaines associations étudiantes au Gouvernement du Québec. Le débat au cœur de cette mésentente (c.-à-d. faut-il hausser le niveau de la contribution des étudiants universitaires à leurs études et, si oui, quand, de combien et comment?) me semblait trop complexe et trop profondément politique pour faire l’objet d’un commentaire constructif de la part d’un juriste.
Par la suite (et compte tenu de l’incroyable cacophonie d’opinions et de commentaires sur ce dossier), je me suis dit que, une fois la poussière (un peu) retombée, il pourrait être utile de faire certaines observations génériques sur la nature des grèves étudiantes et ce, ne serait-ce que pour revenir sur certains des concepts véhiculés dans les médias.
C’est ainsi que, alors que les porte-paroles de trois (3) associations étudiantes et ceux du Gouvernement du Québec tentent de s’entendre, je me permets de profiter de la trêve et du calme (marginal) des humeurs de la foule pour m’aventurer (à mes risques et périls) sur le terrain miné des ins and outs des mouvements étudiants de protestation.
Bon… Commençons par distinguer deux (2) choses : l’objet de la protestation et la protestation elle-même.
L’objet de la protestation est (je me répète, mais il vaut mieux être clair) éminemment politique et, dans sa conception la plus large, il devrait rationnellement soulever une discussion suivant à peu près les lignes suivantes :
a) Les institutions d’enseignement supérieur manquent-elles d’argent pour remplir leur rôle (et, dans l’affirmative, est-ce parce qu’elles sont sous-financées et/ou parce qu’elles gèrent mal leurs finances)?
b) Si on conclut au sous-financement de ces institutions, le financement additionnel que l’on souhaite leur accorder doit-il provenir des usagers et/ou de l’ensemble des contribuables (et, dans le cas d’une ponction additionnelle auprès des contribuables, cette dernière doit-elle prendre la forme d’un élargissement de l’assiette fiscale ou celle d’une redistribution de l’assiette actuelle)?
Comme tous et chacun d’entre vous, j’ai mon opinion sur ces questions. Elle diffère probablement de la vôtre, laquelle diffère probablement de celle de votre voisin, etc. Le fait que nous ne pensions pas tous de la même façon est précisément à l’origine de notre système politique où, normalement, on doit s’en remettre à nos élus pour pondérer et consolider nos opinions divergentes et ce, à tout le moins jusqu’à la prochaine élection. C’est assurément imparfait (et on peut même trouver que le système ne gagne pas en efficacité dernièrement), mais c’est quand même ce qu’on a trouvé de mieux jusqu’à présent.
Dans ce système, la théorie voudrait donc que le Gouvernement évalue les finances publiques et celles des universités, décide ou pas d’investir dans l’éducation, décide ou pas de majorer l’assiette fiscale et implante ses décisions dans le meilleur intérêt de la population. La théorie voudrait aussi que, dans le cadre de son analyse, l’un des éléments considérés par le Gouvernement soit les souhaits des étudiants (ça ne peut évidemment pas être le seul puisque, dans un tel cas, chaque enjeu social serait segmenté et la notion d’intérêt public deviendrait caduque) et que, si les étudiants sont insatisfaits de l’importance relative octroyée à leurs souhaits, ils votent pour un gouvernement qu’ils considèrent plus réceptif à leur cause aux prochaines élections. And that should be that…
Évidemment, qui dit protestation dit opposition (plus ou moins intense) à cette théorie et c’est là que l’on passe aux vicissitudes de la protestation elle-même.
Mettons tout d’abord une chose au clair : parce qu’elle s’écarte (voire qu’elle s’inscrit carrément en faux) de la conception classique de notre système juridico-politique, la protestation à l’action gouvernementale peut rapidement tomber dans l’illégalité. Nos lois sont conçues pour soutenir et protéger le modèle théorique décrit ci-haut et, par définition, elles restreignent considérablement la capacité des insatisfaits à mettre du proverbial sable dans l’engrenage. C’est ainsi que, que la chose nous plaise ou non (et, avant de dire non, il faut toujours prendre bien garde de considérer les alternatives potentielles), la plupart des gestes de désobéissance civile (et, a fortiori, des démarches plus « agressives ») sont illégaux. Bloquer une rue ou un pont dans le cadre d’une manifestation non autorisée? Illégal. Empêcher l’accès à un collège ou la tenue d’un cours? Illégal. Fracasser des vitrines et saccager des voitures? Tellement illégal. Et, malgré le chant de certains syndicalistes qui y voient une façon de légitimer par analogie leurs propres façons de faire et de mousser leurs conceptions particulières de la liberté d’association, ne vous faîtes pas prendre à croire qu’un geste illégal devient légal simplement parce qu’il est posé par une collectivité en désaccord avec une décision gouvernementale : c’est faux.
Si les gens fortunés décidaient collectivement de « manifester » leur désaccord contre leur niveau d’imposition en refusant de payer le 30 avril (un geste de « désobéissance civile »…), est-ce que le Gouvernement devrait hésiter avant de les poursuivre? Non.
Si les citoyens du Plateau décidaient collectivement de bloquer la rue St-Denis et l’avenue Papineau pour protester contre les décisions de leur maire, est-ce que la police devrait simplement rediriger les montréalais sur l’avenue du Parc pour les prochains mois? Non.
Si les associations de défense des personnes âgées décidaient de sortir dans les rues et de saccager le Palais des Congrès pour protester contre le sous-financement des CHSLD, faudrait-il simplement passer l’éponge? Renon.
Ce n’est pas de cette façon que fonctionne une démocratie. La même réalité s’applique à la collectivité étudiante et ce n’est pas parce que certains étudiants souhaitent manifester leur mécontentement en s’absentant de leurs cours (ce qu’ils ont parfaitement le droit de faire, même si ça semble somme toute assez contre-productif…) qu’ils peuvent forcer leurs camarades à faire de même en bloquant l’accès aux universités et en interrompant les cours. S’ils n’avaient pas le droit de le faire avant le déclenchement de la grève, ils n’ont pas plus le droit de le faire après. En fait (et c’est sûrement la meilleure façon de le dire), la grève ne change rien aux droits des grévistes: ils peuvent toujours faire ce qu’ils pouvaient faire avant (comme s’absenter de leurs cours) et ne peuvent toujours pas faire ce qu’ils ne pouvaient pas faire avant (comme forcer l’annulation d’un cours)… It’s really that simple.
Je pense d’ailleurs que c’est pour cette raison que le Gouvernement voudrait que l’on qualifie le mouvement actuel de boycott plutôt que de grève. En effet, dans l’esprit de la majorité de la population, une grève accorde certains privilèges aux grévistes et, en relations du travail, c’est vrai. Le principal privilège accordé à une personne qui exerce le droit de grève que lui accorde le Code du travail est que son employeur ne peut pas le congédier et ce, même si, dans les faits, sa participation à la grève équivaut à une absence du travail qui, normalement, justifierait une perte d’emploi. Au Québec, cette protection est complétée par la présence de dispositions « anti-scabs » (dont nous avons déjà traitées sur ce blogue), lesquelles forcent toutes les personnes représentées par un syndicat à cesser de travailler durant une grève et ce, même si elles ne sont pas d’accord avec leur syndicat. Cela dit, la même chose n’est pas vraie pour une « grève » étudiante. En droit, une « grève » étudiante, ce n’est rien d’autre qu’un boycott, qu’un refus concerté de recevoir un service, le tout de la même façon qu’une « grève » de la faim, ce n’est rien d’autre que le refus d’une personne de s’alimenter pour protester contre quelque chose.
En d’autres mots, toutes les « grèves » ne sont pas égales aux yeux de la loi (ni d’ailleurs du point de vue pratique – la « vraie » grève (c.-à-d. celle déclenchée par des travailleurs) crée un rapport de force véritable pour les grévistes en privant l’employeur concerné des ressources humaines nécessaires pour opérer son entreprise; la grève « étudiante » (comme la « grève » de la faim) est fondamentalement une démarche symbolique où le gréviste accepte de subir un préjudice pour attirer la sympathie du public). Tant et aussi longtemps que cela est bien compris (et il est rassurant de voir que, malgré les hauts-cris de certains, notre système de justice a bien compris cette nuance cardinale), je ne crois pas que le débat « grève étudiante c. boycott étudiant » soit très utile ou déterminant; l’important, c’est de cerner correctement la portée du terme utilisé.
Tout cela dit, il ne nous reste plus qu’à espérer que les associations étudiants et le Gouvernement parviendront bientôt à régler leur mésentente. Le système semble prêt à être considérablement conciliant et accommodant pour les étudiants (puisque, après tout, les collèges et les universités pourraient simplement décider que, compte tenu de leurs absences, les étudiants ont échoué les cours auxquels ils étaient inscrits cette session) et cela est possiblement juste et bon, mais j’imagine que le tout a des limites et que personne ne souhaite découvrir où elles se trouvent. Un jour ou l’autre, le rêveur doit se réveiller.