Rédaction de contrats dans les deux langues : le détail qui tue!

Si vous pratiquez en droit des affaires au Québec, vous baignez dans un environnement où le français et l’anglais s’entremêlent constamment. C’est d’autant plus vrai dans le domaine de l’immobilier commercial. Deux décisions récentes de nos tribunaux font ressortir qu’en matière d’interprétation des contrats, le fait que la version française d’un contrat provienne de la traduction d’un modèle anglais, ou qu’une clause ait été rédigée dans les deux langues, peut avoir d’importantes conséquences sur l’issue d’un procès et le montant des dommages octroyés.

Dans l’affaire Dorval Property Corporation c. Provigo Distribution inc., la Cour supérieure devait décider de quelle manière la part des taxes foncières du centre d’achats incombant au locataire (Provigo) devait être déterminée. Le bail contenait la clause suivante (l’emphase est en soulignement dans le jugement) :

« ÉTABLISSEMENT DE L’ÉVALUATION

8.(4) Si les Locaux loués ne sont pas évalués séparément par l’administration fiscale compétente de la manière prévue au paragraphe 8(1)(a), les taxes foncières, impositions, taxes d’améliorations locales, droits et cotisations levés ou imposés sur le Centre commercial doivent être calculés proportionnellement en attribuant aux Locaux loués:

(a) si on peut obtenir de l’administration fiscale une valeur distincte pour l’Immeuble ou le terrain sous-jacent, ou pour les deux, une part des taxes mentionnées ci-dessus incluses dans l’unité d’évaluation et égale à cette ou ces valeurs distinctes multipliées par le taux du millième;

(b) si on ne peut obtenir de l’administration fiscale aucune valeur distincte pour l’Immeuble ou le terrain sous-jacent, une part des taxes mentionnées ci-dessus égale à la Quote-part du Locataire. »

Le juge a noté que, contrairement à ce qui était le cas en Ontario jusqu’en 1998, le système fiscal québécois n’évalue pas séparément la place d’affaires d’un locataire aux fins des taxes foncières. Il a statué que les documents de travail de la municipalité ne permettaient pas d’établir une « valeur distincte » au sens du bail et que, par conséquent, la part des taxes foncières incombant à Provigo serait celle correspondant à la Quote-part des lieux loués (i.e., habituellement, le pourcentage établi en divisant la superficie des lieux loués par la superficie locative du centre d’achats). Il a également noté ceci :

« [72] Dorval Property argues that the provisions of the Civil Code dealing with the interpretation of contracts do not apply to the case at hand because the words of Section8.(4)(a) are clear and concise. It insists that the words of the Section require no interpretation – they merely need to be enforced.

[73] The Court disagrees. The clause is far from clear. It appears to be a poor translation of the Steinberg standard English lease which itself reads as if it is a difficult provision of the Income Tax Act.

[74] In the case at hand, the nature of the contract of lease is an economic agreement wherein two experienced and sophisticated parties agree to allocate the costs and risks of a real estate property between them.

[75] Equity for other tenants of the Shopping Centre has no role to play in the determination of the proportionate share of real estate taxes payable by Provigo.

[76] The circumstances of the signing of the agreement are unclear as no evidence was provided. What we do know, however, is that the model lease agreement originates from an English language master form document that existed at a time when the separate assessment system prevailed in the Province of Ontario. (…)

[84] In order to be enforceable, an obligation must be determinate or determinable.[33]

[85] If an obligation is not determinate at the time i[t] is created, it should be determinable when it is performed by means of criteria that are objective (not arbitrary). It ought not depend on the sole discretion of one party, even if it is exercised in a reasonable and judicious manner.[34]

[86] A commercial lease is not an open bar and a bottomless buffet for a landlord. To ensure enforceability, the obligation of a tenant to pay his proportionate share of real estate taxes should be well drafted in as precise and clear a manner as possible. It should have fixed and definite limits. »

Donc, le fait que le bail ait été traduit à partir d’un modèle rédigé en anglais a pesé dans la balance, lorsque le juge a eu à interpréter la clause litigieuse. Il est intéressant de noter que cette affaire est typiquement québécoise : un bail en français, traduit de l’anglais, est analysé par un juge bilingue dans une décision rédigée en anglais. De ce fait, il aurait été impossible à un juge n’étant pas parfaitement bilingue de rendre une décision éclairée dans cette affaire.

Il en va de même dans l’affaire Ville de Montréal c. Société d’énergie Foster Wheeler ltée. Il s’agit d’un dossier fleuve, le jugement au fond de la Cour supérieure (contenant 1401 paragraphes) ayant été rendu à l’issue d’un procès de 358 jours. L’un des aspects intéressants de cette cause est que la Cour d’appel a eu à comparer la version anglaise et la version française d’une clause, dont la portion cruciale aux fins du dossier se lisait comme suit (l’emphase est la mienne) :

« En aucun cas une partie n’a le droit de résilier le présent contrat en raison du manquement à satisfaire à une condition préalable qui est du ressort de cette partie. »

« In no event shall any party have the right to terminate this agreement due to failure to satisfy a condition precedent that is within that party’s control

Voici l’analyse de la Cour d’appel :

« [153] Troisièmement, le sens que le juge de première instance a attribué à l’exception au droit de résilier ne se justifie pas par le contexte. D’une part, la version anglaise du paragraphe 3.3 donne une portée plus restrictive à l’exception puisqu’elle limite celle-ci au droit d’une partie à invoquer le droit de résiliation conféré par le paragraphe 3.3 au cas où il y a, de la part de cette partie « ..,. failure to satisfy a condition precedent that is within that party’s control ». On envisage donc davantage que la seule attribution à une partie de la responsabilité de la demande en vue de la réalisation d’une condition. Pour être privée du bénéfice du droit de résiliation, la partie fautive doit être responsable du manquement ou de la non-réalisation d’une condition sur laquelle elle exerce une mesure de maîtrise, de pouvoir.

[154] La version anglaise des contrats P-8 et P-9 peut être utilisée aux fins d’interprétation puisque, selon les informations fournies par les parties à l’audience, les contrats n’ont pas été traduits du français à l’anglais. Ils ont été négociés en anglais[109] et ont ensuite été traduits en français aux fins des audiences publiques devant le BAPE. De plus, il appert que lors de certains témoignages, notamment celui de monsieur Brown de SEFW, les deux versions ont été utilisées.

[155] D’autre part, la version anglaise du paragraphe 3.3 est plus en accord avec l’intention des parties, exprimée tant en anglais[110] qu’en français dès le début du paragraphe 3.3, selon laquelle leurs obligations respectives au regard des conditions préalables de la clause 3 sont des obligations de moyens et non de résultat.

[156] Par conséquent, l’exception au droit de résilier du paragraphe 3.3 doit s’interpréter et s’appliquer dans le contexte de l’obligation de moyens imposée aux parties par la clause. Une partie ne peut donc pas prétendre résilier le contrat au motif que, deux ans après la signature du contrat P-8, une condition préalable dont la réalisation est sous son contrôle ne s’est pas réalisée, si ce défaut de réalisation sous son contrôle résulte d’un manquement à son obligation de moyens, soit parce qu’elle a fait preuve de mauvaise foi ou qu’elle a failli à son obligation de diligence raisonnable. »

Bien que l’on ne puisse résumer la décision de la Cour d’appel à ce seul aspect du dossier, on peut dire que la compréhension de la distinction, somme toute subtile, entre ce qui est « du ressort d’une partie » (i.e. qui relève de sa compétence, de sa responsabilité) et ce qui est « sous son contrôle » (i.e. sur laquelle elle exerce une mesure de maîtrise, de pouvoir), a fait une différence de plus de 25 millions de dollars (c’est-à-dire la différence entre la somme de 28 012 634$ réclamée par Foster Wheeler — en baisse depuis la demande antérieure de 62 291 257$ — et le montant de 970 832$ lui ayant été octroyé par la Cour d’appel) – et cela ne tient même pas compte des intérêts ! Le contrat ayant vraisemblablement été traduit en 1987 ou 1988, le traducteur est-il conscient des conséquences de cette subtile distinction, mise au jour dans un arrêt de la Cour d’appel rendu en octobre 2011, soit plus de vingt ans plus tard ? «Only in Quebec!» , n’est-ce pas ? Quoi qu’il en soit, on voit mal comment la Cour suprême pourrait se pencher sur une telle affaire sans avoir des juges parfaitement bilingues.

Compte tenu de ce qui précède, il est intéressant de noter que l’IDU-Québec (Institut de développement urbain) a instauré, en novembre 2011, un programme de soutien à la promotion de la francisation dans le domaine de l’immobilier commercial, intitulé «Immobilier en français ».

Le site Web de l’IDU contient des lexiques anglais-français et des capsules linguistiques s’adressant spécifiquement aux professionnels œuvrant dans le domaine de l’immobilier commercial au Québec. Saluons cette initiative, qui a le mérite de mettre en lumière et de proposer des solutions concrètes à une problématique souvent occultée, car très sensible, de notre milieu.

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