Démonstration, pas preuve
J’en discute régulièrement avec vous, au stade de l’autorisation, les décisions stratégiques prises par la défense doivent absolument prendre en considération le fardeau qui pèse sur la partie requérante. Or, et cela vaut la peine d’être réitéré, à ce stade, le fardeau de la partie requérante en est un de démonstration et non de preuve. C’est pourquoi les tribunaux québécois adoptent une approche plus large quant à la preuve et acceptent de prendre connaissance des pièces de la demande même si elles contiennent l’expression d’opinions.
La récente décision de l’Honorable juge Dominique Bélanger idans l’affaire Association pour la protection automobile c. Ultramar ltée (2012 QCCS 4199) illustre bien ce principe.
Dans cette affaire, la Requérante demande l’autorisation d’exercer un recours collectif et d’être nommée représentante pour 27 groupes de personnes qui auraient acheté de l’essence sur le territoire de 27 villes ou régions du Québec et qui auraient été victimes d’un complot en vue de fixer les prix de l’essence, pour la période comprise entre le 1er janvier 2002 et le 30 juin 2006.
D’avis que plusieurs pièces de la demande contiennent des opinions et ne peuvent donc être prises en considération par la Cour à ce stade, les Intimées demandent le rejet desdites pièces. Cela amène la juge Bélanger à devoir discuter du fardeau de la preuve qui pèse sur la partie requérante. À cet égard, elle réitère que le fardeau en est un de démonstration et non de preuve, ce qui a un impact important sur les règles de preuve à ce stade:
[22] On ne le répétera jamais assez, au stade de l’autorisation, le requérant n’a aucun fardeau de preuve, il a un fardeau de démonstration.
[23] Il ne saurait donc être question, à cette étape, d’appliquer les règles de preuve telles qu’on les connaît : le recours n’existe pas encore, du moins sur une base collective.
Ainsi, il ne fait pas de doute que la preuve d’opinion et même la preuve par ouï-dire sont admissibles à ce stade. Cela n’implique pas cependant que cette preuve soit convaincante, puisqu’il reste au juge de l’autorisation de déterminer quelle valeur probante accorder à celle-ci:
[26] C’est le rôle du juge autorisateur de prendre connaissance de toutes les pièces ou de tous documents pertinents pour lui permette d’évaluer l’un ou l’autre des critères de l’article 1003 C.p.c.
[27] Bien sûr, certaines pièces auront plus de poids que d’autres, mais elles doivent être examinées et évaluer en fonction des quatre critères de 1003 C.p.c.
[28] Il est bien connu que les faits allégués dans la procédure doivent être tenus pour avérés et que, de façon générale, le Tribunal ne doit pas tenir compte des opinions émises, de l’argumentation juridique, des inférences, des hypothèses non vérifiées, des spéculations ou, encore, des allégations qui sont carrément contredites par une preuve documentaire fiable.
[29] Par là, on entend que le Tribunal ne peut tenir pour avérée une opinion émise dans une allégation de la requête.
[30] Est-ce à dire que toute étude ou tout document contenant une opinion doivent être automatiquement exclus du regard du juge autorisateur? De l’avis du Tribunal, la réponse est négative.
[31] Encore une fois, il appartient au juge autorisateur de faire la part des choses dans l’évaluation des faits qu’il doit tenir pour avérés et des documents soumis. Dans son évaluation du sérieux d’un recours collectif, le fait qu’un requérant possède une étude qui appuie son point de vue n’est pas négligeable. Il appartiendra ensuite au juge du fond de décider de son admissibilité et de sa valeur probante.
[32] Dans le cadre du présent dossier, les requérants ont déposé, au soutien de leur demande, trois études préparées par des universitaires, non pas à leur demande, mais de façon indépendante. Ces économistes se sont intéressés à l’enquête tenue par le Bureau de la concurrence sur la fixation des prix de l’essence et à ses suites.
[33] Sans se prononcer sur la valeur probante des études, le Tribunal doit tenir compte qu’elles existent.
[34] D’ailleurs, comme nous le verrons plus loin, ces études permettent au Tribunal d’évaluer le critère de l’apparence de droit de façon plus pointue, ce qui donne raison aux intimés sur un point : le recours ne doit pas être autorisé pour tout le Québec.
[35] Quant au résumé de l’écoute électronique préparé par le Bureau de la concurrence du Canada, il est vrai qu’à certains égards, les résumés peuvent contenir une certaine interprétation. Cependant, ce résumé contient un travail utile préparé aux fins des dossiers criminels et rien ne permet de soupçonner qu’il n’a pas été fait honnêtement. D’ailleurs, il s’agit de la meilleure preuve disponible; les intimés s’opposant au fait que les requérants obtiennent l’écoute électronique elle-même.
[36] Aussi, il est possible que des documents inadmissibles en preuve sur le fond d’un dossier puissent être considérés par le juge autorisateur.
Si, en lisant ces extraits, vous vous dites que la tâche de la défense au point de vue de la preuve à l’autorisation n’est vraiment pas évidente, et bien vous avez raison. Devient donc essentielle la remise en contexte des éléments de preuve présentés en demande, et non pas nécessairement la contestation de leur admissibilité. Bien que la distinction peut vous paraître nuancée, c’est à la force probante des éléments qui sont placés devant le juge à l’autorisation qu’il faut s’attaquer.
Étrangement, l’admissibilité de la preuve d’opinion et par ouï-dire au stade de l’autorisation peut démontrer la faiblesse de la preuve disponible en demande. Lorsque la seule preuve documentaire présentée par la demande est de ce type et que l’interrogatoire du représentant proposé démontre qu’il n’a pas de connaissance personnelle des fautes reprochées à la défense, on est souvent capable de soulever un sérieux doute quant à la satisfaction du critère de l’article 1003 (b). En effet, il faut toujours garder à l’esprit, comme l’indique la juge Bélanger, qui si les documents d’opinions ou qui contiennent du ouï-dire sont admissibles en preuve à ce stade, les allégués du même genre dans la requête en autorisation, eux, n’ont pas à être tenus pour avérés.