Rétroactivité et sécurité juridique

«L’office des lois est de régler l’avenir. Le passé n’est plus en leur pouvoir. Partout où la rétroactivité des lois serait admise, non seulement la sûreté n’existerait plus, mais son ombre même.[…]Que deviendrait donc la liberté civile, si le citoyen pouvait craindre qu’après coup il serait exposé au danger d’être recherché dans ses actions, ou troublé dans ses droits acquis, par une loi postérieure.»

Ce n’est pas d’hier que certains des plus éminents juristes s’opposent à l’idée même que le législateur puisse légiférer sur le passé. La citation en exergue est d’ailleurs extraite d’un discours prononcé en amont de la publication du premier Code Civil français par Jean-Étienne-Marie Portalis, l’un des rédacteurs originaux de ce code.

Il est vrai que la rétroactivité des lois frappe avec vigueur autant l’esprit du juriste que celui du justiciable. Serait-ce parce qu’elle choque la compréhension humaine du monde en lui donnant une opportunité unique d’atteindre ce qui autrement lui a toujours été inaccessible : la faculté de changer le passé et de le redéfinir?

Depuis quelques semaines, l’actualité québécoise se passionne pour la rétroactivité, fiction juridique pour laquelle elle n’avait jusqu’à tout récemment aucun intérêt. Cet intérêt soudain trouve sa source dans la promesse du nouveau gouvernement québécois de modifier la fiscalité québécoise en créant deux nouveaux paliers d’imposition applicables aux revenus supérieurs à 130 000 $ et à 250 000 $. Bien qu’il s’agisse là d’une mesure annoncée pendant la plus récente campagne électorale, un nombre important de citoyens, incluant l’auteur de ces lignes, a été fort étonné d’apprendre que le gouvernement envisageait de rendre ces mesures rétroactives et qu’elles prendraient effet à une date précédant l’arrivée au pouvoir du nouveau gouvernement.

En portant plus avant notre réflexion, une question s’est imposée. Sommes-nous à proprement parler en présence d’une loi rétroactive? Il semblerait que certains juristes préféreraient ici le terme de loi «rétrospective». En effet, selon ces auteurs, il ne s’agirait pas en l’espèce de changer la qualification d’un évènement survenu dans le passé, mais plutôt d’attacher une nouvelle conséquence juridique, à présent et pour l’avenir, à un événement passé. L’auteur J. Waldron dans son article « Retroactive Law: How Dodgy was Duynhoven? » ( [2004] OtaLawRw 8; (2004) 10 Otago Law Review 631) en donne un exemple qui permet, à notre sens, de bien saisir la signification de cette notion peu commune de «rétrospectivité» :

« Retrospective legislation is legislation that attaches some legal consequence now and for the future to an event or transaction that took place in the past. For example, we decide on a Tuesday that a certain tax will be imposed on a transaction that took place on Monday. Now suppose you still have till Friday to pay the tax, so strictly speaking the requirement to pay is prospective. Someone might still complain about not having had the chance to avoid this tax liability, because he did not know when he performed the transaction on Monday what the tax liability would be. »

Ceci étant dit, la notion de rétroactivité dont l’actualité québécoise récente fait ses choux gras inclut aussi, à notre sens, la «rétrospectivité» des lois. Dans le cas qui nous occupe, quelle que soit la terminologie utilisée, le principal effet pernicieux de la rétroactivité demeure. Il s’agit de la mise en péril de ce que nous considérons comme l’un des piliers de la justice fondamentale, la sécurité juridique des justiciables.

La sécurité juridique est un concept principalement européen qui prend de plus en plus de place en droit canadien. En 2006, le Conseil d’État (France) l’a défini comme suit:

«Le principe de sécurité juridique implique que les citoyens soient, sans que cela appelle de leur part des efforts insurmontables, en mesure de déterminer ce qui est permis et ce qui est défendu par le droit applicable. Pour parvenir à ce résultat, les normes édictées doivent être claires et intelligibles, et ne pas être soumises, dans le temps, à des variations trop fréquentes, ni surtout imprévisibles».

C’est donc ce qui permet aux justiciables de prévoir les effets juridiques de leurs actions et d’agir en conséquence. Lorsqu’une loi rétroactive est promulguée, la prévisibilité de la loi est violée et il devient, dans les faits, impossible de se prémunir contre un effet de la loi qui autrement aurait pu être évité en toute légalité. C’est d’ailleurs afin de garantir le respect de la justice fondamentale et plus particulièrement de la sécurité juridique que la Charte canadienne des droits et libertés interdit à son article 11g) la rétroactivité des lois en matière criminelle.

Rien n’interdit la rétroactivité des lois civiles ou fiscales au Canada. Pourtant, ce problème nous apparaît tout aussi important, et ce, particulièrement en matière fiscale. La création de lois fiscales rétroactives s’attaque directement et sans ménagement à la stabilité et à la crédibilité même de notre système fiscal. À cet effet, il n’est pas inintéressant de prendre connaissance de la courte décision Paquet c. La Reine, 2003 CCI 789 (CanLII)  pour avoir un aperçu de la position de la Cour sur l’impossibilité de faire une planification fiscale rétroactive.

Ce n’est pourtant pas la première fois qu’un gouvernement québécois envisage ou opte pour cette façon controversée de faire. En 1993, Gérald D. Levesque, sous le gouvernement libéral de Robert Bourassa avait choisi cette voie. Il avait alors mis en place une surtaxe de 5% sur tous les revenus de plus de 32 000 $ par année. Cette surtaxe, annoncée en mai 1993 et rétroactive au 1er janvier 1993, avait été vertement critiquée. Toutefois, il importe de noter que la loi était rétroactive à une date à laquelle le gouvernement de l’époque était déjà au pouvoir, ce qui n’est cette fois pas le cas.

Près de 20 ans plus tard, cette recette semble vouloir être reprise par un gouvernement péquiste. Il nous est ardu de comprendre comment une telle modification des règles du jeu aussi tard dans l’année fiscale puisse être envisageable. Une telle action serait particulièrement dommageable pour les contribuables et en particulier pour ceux exerçant à titre de travailleur autonome.

Nous lisions récemment le cas d’un travailleur autonome ayant investi les sommes nécessaires à sa retraite dans l’immobilier et pour qui un éventuel impôt rétroactif sur une plus grande portion du gain en capital viendrait mettre en péril la viabilité de sa retraite et menacer sa qualité de vie. Et que dire de ces salariés dont les retenues à la source auront été insuffisantes et qui se verront contraints de verser une somme additionnelle en fin d’année fiscale pour acquitter l’impôt rétroactif qui leur aura été imposé. Ces gens seront affectés directement par cet accroc à la justice fondamentale. Pour eux, point de sécurité juridique.

Adam Smith dans son ouvrage classique Recherches sur la nature et les causes de la richesse des nations nous enseignait pourtant qu’en matière d’impôt « L’époque du paiement, le mode du paiement, la quantité à payer, tout cela doit être clair et précis, tant pour le contribuable, qu’aux yeux de toute autre personne ». Il semblerait que l’actuel gouvernement ne soit pas convaincu de la sagesse de ces conseils.

Une fois de plus, ce sera l’environnement précaire dans lequel évolue le gouvernement qui décidera en réalité de l’avènement ou non de la rétroactivité. Contraint à pagailler à contre-courant à la tête d’un gouvernement minoritaire au sein d’un parlement hostile, le Parti Québécois ne pourra manœuvrer à sa guise et est condamné à obtenir l’assentiment d’au moins un des deux principaux partis d’opposition. Or, la rétroactivité fiscale a beau frapper l’esprit, elle n’en demeure pas moins impopulaire. Seuls les deux députés de Québec Solidaire s’y sont montrés favorables. Le gouvernement semble d’ailleurs vouloir reculer sur cette question. C’est donc dire que le scénario de la rétroactivité n’a que peu de chance de se réaliser et que la sécurité juridique des contribuables sera préservée.

Nous terminons ce billet avec un autre extrait de ce discours fascinant de Portalis dont une portion a déjà été mise en exergue de ce texte.

« L’homme qui n’est qu’un point dans le temps comme dans l’espace, serait un être bien malheureux, s’il ne pouvait pas se croire en sûreté, même pour sa vie passée; pour cette portion de son existence, n’a-t-il pas déjà porté tout le poids de sa destinée? Le passé peut laisser des regrets; mais il termine toutes les incertitudes. Dans l’ordre de la nature, il n’y a d’incertain que l’avenir, et encore l’incertitude est alors adoucie par l’espérance, cette compagne fidèle de notre faiblesse.  Ce serait empirer la triste condition de l’humanité, que de vouloir changer, par le système de la législation, le système de la nature, et de chercher, pour un temps qui n’est plus, à faire revivre nos craintes, sans pouvoir nous rendre nos espérances. »


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