Payez maintenant… et argumentez plus tard!

Les lettres de « crédit standby » ou de « garanties sur demande » délivrées par des institutions financières réputées sont maintenant considérées dans le monde des affaires comme un moyen fiable de garantir les paiements et gérer les risques. Les tribunaux hésitent donc à intervenir à l’égard de ces instruments pour éviter de nuire à leur fiabilité. Le droit qui régit les lettres de crédit repose sur deux principes fondamentaux : l’autonomie et la stricte conformité. Ces documents constituent des engagements autonomes par rapport à l’obligation qu’ils garantissent. Il suffit alors de présenter des documents en apparence conformes aux conditions précisées pour que l’institution financière émettrice doive payer le montant demandé, sans égard à tout litige ou différend entre le créancier et le débiteur. Hélas, tout bon principe comporte une exception. Dans ce cas, c’est celle de la fraude[1].

Alors, en quoi consiste exactement cette exception de fraude ? Cette exception vise à maintenir un équilibre entre le respect du caractère autonome des lettres de crédit et le besoin de prohiber la fraude dans les transactions commerciales. Ici, il ne s’agit pas de « fraude » au sens du droit criminel, mais bien de fraude civile ou commerciale, ce qui a une portée plus large. Si les documents présentés sont des faux, malgré leur apparence conforme, l’institution financière émettrice est justifiée de ne pas payer le crédit, ou le tribunal est justifié d’émettre une injonction interdisant à l’institution financière de payer, selon le cas. Par contre, cette exception ne se limite pas aux cas où les documents sont frauduleux ; elle comprend également tout acte du bénéficiaire qui aurait pour effet de lui permettre d’obtenir frauduleusement le bénéfice du crédit.

À ce sujet, la Cour suprême[2] a dû récemment décider si, en droit québécois, la conduite d’un donneur d’ordre relativement à une lettre de contre‑garantie québécoise équivalait à de la « fraude d’un tiers » au sens de l’arrêt Angelica‑Whitewear et si, dans l’affirmative, cette fraude d’un tiers pouvait être imputée à la partie bénéficiaire de celle‑ci, de sorte que l’exception de fraude puisse s’appliquer. Pour résumer brièvement les faits de cette affaire, il est question d’une lettre de contre‑garantie régie par le droit québécois délivrée par la Banque Nationale du Canada (ci-après « BNC ») à la demande de sa cliente, Bombardier inc. (ci-après « Bombardier »), en faveur d’Eurobank Ergasias S.A. (ci-après « Eurobank »), une banque grecque. Bombardier a signé un contrat complexe pour la fourniture d’aéronefs au ministère de la Défense de la Grèce (ci-après « MDG »). Dans le cadre de cette transaction, Eurobank a délivré une lettre de garantie distincte en faveur du MDG assujettie au droit grec. L’objectif de ces lettres de crédit interdépendantes est clair : si MDG demande à Eurobank d’honorer la lettre grecque, Eurobank a alors le droit d’exiger un remboursement de BNC en vertu de la lettre de contre‑garantie québécoise. Or, un différend survient entre Bombardier et MDG qui doit être tranché par un tribunal arbitral. MDG s’engage à ne pas demander à Eurobank de lui verser les sommes en vertu de la lettre de garantie avant que soit rendue la sentence arbitrale. Malgré cet engagement, et contrairement aux ordonnances interdisant que soient versées les sommes avant la fin de la procédure d’arbitrage, MDG exige qu’Eurobank les lui verse immédiatement. Eurobank obtempère et se tourne vers BNC pour récupérer ces sommes en vertu de la contre-garantie.

La Cour suprême nous enseigne que la notion de « fraude d’un tiers » comporte deux éléments essentiels : la connaissance et la participation du bénéficiaire de la lettre de crédit. Ici, la connaissance ne peut se limiter à des soupçons ; elle doit être réelle. La participation doit comprendre des actes irréguliers, malhonnêtes ou trompeurs et peut inclure tout acquiescement à une demande de paiement dans des circonstances irrégulières. Lorsque ces deux éléments sont réunis, la fraude de l’un peut alors être imputée à l’autre comme s’il s’agissait de sa propre fraude.

Dans l’affaire qui nous concerne, la Cour suprême conclut (à la majorité) qu’il est établi que MDG a commis une fraude et que le bénéficiaire de la lettre de crédit régie par le droit québécois, soit Eurobank, avait connaissance de cette fraude et y a participé. De ce fait, la fraude devient également celle d’Eurobank. Par conséquent, l’exception de fraude trouve application et BNC ne peut payer Eurobank. Comme quoi il faut toujours être vigilant, même quand on propose de vous payer maintenant et d’argumenter plus tard.


[1] Dans l’arrêt Banque de Nouvelle‑Écosse c. Angelica‑Whitewear Ltd., [1987] 1 R.C.S. 59, la Cour suprême du Canada a reconnu en droit canadien l’exception de fraude opposable à l’obligation quasi absolue qui incombe aux institutions financières émettrices d’honorer les demandes de paiement présentées au titre des lettres de crédit (ci-après « Angelica‑Whitewear »).

[2] Eurobank Ergasias S.A. c. Bombardier inc., 2024 CSC 11 (jj. Karakatsanis et Côté sont dissidentes).

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